Crimso à Marseille
Scan et transcription de l’article Crimso à Marseille d’Alain Dister, paru dans Rock & Folk en mai 1974.
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Transcription
CRIMSO A MARSEILLE
Les merveilles se font rares dans nos provinces, et les éclairs de passage trop précieux pour qu’on les gaspille en vaines arguties politicardes. Or donc, Crimson-Slumberland visitait les pensées des petits Nemo marseillais. Enfants sages qui ne cherchent pas à enfoncer les portes ou à prendre la scène d’assaut ; public intelligent, néanmoins, qui sait reconnaître la musique et l’aimer. La-bas, cela fait un peu partie des traditions : l’Opéra de Marseille, comme celui de Toulouse, a la réputation d’être le plus difficile de France pour un artiste de bel canto. Le lieu commun qui veut que dans le midi on apprécie la belle musique se trouve encore une fois vérifié.
Ne leur envoyez pas Black Sabbath, ni même nos bons amis les Dolls : personne ne se dérangerait pour aller les écouter. Mais alors ? Les Kids (on dit les pitchouns, mais je dois dater terriblement) seraient-ils comme leurs parents, amoureux de chansonnettes légères et de chœurs émouvants ? S’il en était ainsi, on pourrait désespérer du rock. La punk-culture serait tenue en échec par des hordes de jeunes Tino Rossi, Marius aurait abandonné ses plat-form shoes dans une calanque et Fanny travaillerait au Prisunic du coin en rêvant à la couleur de ses prochains rideaux de cuisine. Le tout sous l’œil bienveillant de César, mis à la retraite depuis que l’on a supprimé le funiculaire qui montait vers la Bonne Mère : tourbillon de visions d’horreur, dû sans doute à la lecture de quelques journaux locaux.
Le concert de Fripp and Co, au soir de cette journée dantesque, vint fort heureusement dissiper toutes mes angoisses. Oui le public marseillais existe, calme, certes, mais finalement assez proche dans ses apparences de ses homologues parisiens, poitevins ou bordelais. Avec l’accent qui se promène et des sourires comme on en voit rarement sous nos cieux.
La plupart viennent de la grande ville universitaire toute proche, Aix en Provence. Bons planeurs tranquilles, qui se roule dans l’herbe au soleil, ignorant les manteaux dix mois sur douze.
Avec un tel public, c’était du tout cuit pour nos lascars. Et le concert fut magnifique. Rien de surprenant de la part de Crimson. On ne saurait attendre autre chose de lui que du sublime, du merveilleux et autres synonymes. Dès lors, tout peut être question de nuances, de degré émotionnel, d’accord avec l’audience. A Marseille, le 23 mars, le groupe pouvait communiquer avec un public relativement peu nombreux – 2 000 auditeurs environ – établir une certaine complicité qui avait sans doute manqué à son apparition à Pleyel. Le nouvel album, « Starless And Bible Black », fut pratiquement joué intégralement, à l’exception, hélas de « The Great Deceiver » , qui est le meilleur morceau de rock de la chose. On vit, et c’est miracle, sourire Robert Fripp à la fin du concert, juste avant le rappel (« 21 st Century Schizoïd Man », of course). L’exigence des musiciens était-elle comblée autant que le plaisir de l’audience ?
Les ovations qui saluaient la fin de chaque thème avaient en tout cas quelque chose de plus sincère, de plus spontané que les habituelles manifestations de défoulement collectif. S’il est vrai qu’un groupe revient toujours où il a été bien reçu, Marseille reverra bientôt King Crimson.
Eux, ils n’auront pas vu grand-chose de la cité phocéenne : juste un petit bout de trottoir de la Canebière, devant leur hôtel. Pour bien goûter cette ville, il faut savoir se perdre dans le dédale de rues étroites qui sillonnent le Panier, aller marchander quelques tissus chamarrés dans la médina, ou flâner très loin, dans le monde mystérieux, intermédiaire, du grand port.
Autant de petites excursions privées, rigoureusement interdites aux popstars. Il ne restait que le court trajet en taxi vers la salle Vallier, d’abord pour régler la sono, et puis plus tard, pour « servir l’office ». Et pendant que les murs résonnaient encore des hymnes crimsonniens, retrouver la ville endormie, manger dans un petit restau sympa en devisant avec le chroniqueur de passage. Laisser couler indéfiniment dans les verres ce rosé léger, dernière fraîcheur avant un sommeil de plomb. Et demain, une autre ville, un hôtel de vieux luxe croulant, des pas feutrés glissant sur la moquette, d’autres journalistes empressés. Et puis un autre concert, et une nouvelle ivresse (« Bordeaux »).
Mais toujours la même musique qui vous emporte et vous minéralise, fait de vous pour quelques instants un cristal pur accordés à ces hommes – diamants, là-haut, au centre d’une palpitation.
– ALAIN DISTER
Auteurs de la page : Alistair (scan), Mnzaou (transcription).