Crimso + galerie
Scan et transcription de l’article Crimso + galerie de Paul Alessandrini, paru dans Rock & Folk en janvier 1974.
Scan
Transcription
King Crimson ; la voie royale, tout ce qu’un Pink Floyd n’offre plus aujourd’hui tout à fait, Robert Fripp et ses hommes le proposent à chacun de leurs triomphes : une musique qui ne se suffit pas d’être belle.
1 / Crimson pendant
Pleyel devenait magnifique, ce jour de King Crimson (19 novembre) à cause de cet impérieux désir qu’avaient trois mille personnes de partager une musique elle-même si exigeante. (Les gens d’Ubu ne peuvent rien contre cette violence-là, ils n’en devinent même pas le sens…)
Et ces foules, toujours plus denses et plus voraces, qui guettent les tours de King Crimson, voilà plutôt de quoi se réjouir : beaucoup, parmi ceux qui se battraient pour Jeff Beck, se battent maintenant pour écouter Crimson, et les glaces de Pleyel fondent dans la fournaise. Et la musique acquiert une dimension qui ne dépend pas directement d’elle, mais des dispositions de ceux qui viennent la dévorer.
“Larks Tongues in Aspic” était un disque dur, austère, et qu’on devait entendre très fort, sous peine d’être désemparé après la sereine beauté d’“Islands”. Et la sonorité de l’orchestre en direct, énorme et terrible, exprime tout le projet de King Crimson : reprendre l’essentiel de l’esprit du premier album. Cette fameuse référence n’a rien de gratuit, Fripp n’était pas encore ce leader à la démarche sûre, et le temps pressait, et les albums suivants demeurent merveilleux : les saxes enchanteurs de Mel Collins, la voix coulée de Boz entraînaient la musique des contes, et les poèmes de Pete Sinfield Battaient des campagnes lointaines. “Lizard”, “Islands” c’était trop éloigné de ce qui comprime l’homme névrosé du 21° siècle. Fripp s’est fait chef d’orchestre pour traduire tout ce qu’il comprend, et que sa bouche trop mince ne parvient pas à dire. Il a cherché des musiciens pour fabriquer une matière qui ne le trahisse pas, métallique, brûlante et finalement très agressive.
Cette matière, que l’orchestre livra sur scène en affrontant la violence de la salle, s’explique déjà par la conjugaison des instruments : le violon, déterminant, de David Cross, jamais grinçant, mais coupant comme l’acier qui trace des lignes brisées lumineuses ou la guitare le pourchasse en des multitudes de notes aggripées sur les cordes. King Crimson est un orchestre aux cordes hyper-tendues, juste à l’image de la sensibilité de son chef. La basse, déliée mais très précise de John Wetton, et les percussions de Bill Bruford construisent autour des cordes (et non pas seulement derrière) un corps souple et puissant. Crimson n’oublie pas le rock-and-roll.) La voix et les mellotrons sont peut-être les seuls ornements pour créer des climats ou raconter encore quelques histoires (“Easy Money”).
Le matériel joué au concert apporte encore une preuve de ce retour à l’essentiel : les titres de “Larks Tongues” encadrés entre les deux parties du morceau, avec des musiciens cette fois partie prenante de la musique, plus quelques nouvelles compositions, surprenantes de cohésion, de complexité, très belles. C’est-à-dire pratiquement deux heures d’une musique en fusion dont les meilleurs moments sont toujours l’esquisse de ce qui va venir. Le nouveau King Crimson peut jouer “21st Century Schizoïd Man” en rappel, parce que même si trois des quatre musiciens ne l’ont pas créé la musique qu’ils font sous la férule du quatrième en est bien le prolongement : l’expression angoissée et lucide des futurs schizophrènes de l’an 2001, nous tous peut-être…
FRANCOIS DUCRAY
2 / Fripp après
Hello ! Hello ! juste ce petit salut dérisoire. Robert Fripp est préoccupé et fatigué. Paris n’est pas une étape dans le cadre de cette grande tournée King Crimson à travers l’Europe, et huit jours auparavant, l’ingénieur du son qui règle l’impressionnante machinerie du groupe a décidé de le quitter. Quand on sait combien l’équilibre des courants sonores est fondamental pour ce type de musique, on mesure le désarroi et l’inquiétude que provoque une telle défection. Robert Fripp recule devant l’interview parce qu’il est foncièrement “sérieux” et conscient : dialoguer sur la musique du groupe ne semble pas pouvoir se faire ainsi, entre deux moments importants, celui où on mesure son état de fatigue et celui où il faudra pourtant retrouver une énergie. Derrière ses petites lunettes, le visage boutonneux et barbu, il n’a rien de séduisant : Robert Fripp est un musicien, un intellectuel introverti et non pas un rock-star exhibitionniste. Il parle peu et toujours pour évoquer un point fondamental, détail d’ordre technique ou musical.
King Crimson n’appartient pas à la mythologie du rock, celle qui fait accourir les groupies mâles et femelles, alors on ne rencontre pas dans les couloirs de cet hôtel fonctionnel pour touristes japonais la faune habituelle colorée et provocante. Presque un orchestre symphonique en déplacement. Robert Fripp évoquera pourtant dans cet avant-concert son disque avec Eno : “Non, nous ne sommes pas différents, bien au contraire nous avons les mêmes préoccupations musicales, simplement lui s’extériorise plus ; ce qu’il montre, je le garde à l’intérieur. Nous avons fait cela pour nous faire plaisir, pour partager en duo une même passion pour la musique”. Feuilletant un vieux Rock & Folk, il tombera sur une publicité pour le disque de Peter Sinfield : petit sourire en coin, “sans commentaires”. Gary Brooker et Procol Harum : “Je ne suis pas intéressé par la musique, très différente de celle de “Crimso”. Gary Brooker n’a pas le même système de commandement que moi”. Des mots significatifs pour ceux qui ont vécu la carrière mouvementée du groupe et la lente prise de pouvoir de Fripp. Un commandement qui se vérifiera le soir au concert avec cette position centrale du guitariste, leader, plaque tournante du groupe et chef spirituel : il y a, c’est évident une hiérarchie, n’en déplaise aux idéalistes. Mais Fripp reste concentré sur ce problème de la sono : il s’informe, veut très rapidement se rendre à Pleyel pour répéter et mettre au point, contrôler tous les détails avec celui qui aura la lourde tâche de succéder à l’ancien technicien, un fidèle de l’aventure crimsonienne qui laisse maintenant un grand vide : “C’est fondamental pour notre musique d’avoir un technicien qui sache parfaitement contrôler la balance des sons : tout peut tourner à l’échec si cela n’est pas parfait.” Alors que la foule s’assemble déjà sur les trottoirs devant Pleyel, Fripp est devant la console donnant des indications, réglant personnellement les volumes sonores, demandant à chacun des musiciens d’essayer son instrument, sans discontinuer. L’image, encore une fois, du musicien sérieux, attentif et exigeant. Les autres sont les comparses, les exécuteurs, les “acteurs” de ce théâtre musical crimsonien. Robert Fripp en est le metteur en scène.
Une foule énorme, un succès triomphal, la confirmation de l’aspect “culturel” du goût des freaks français, King Crimson au seuil d’une conquête à la Pink Floyd du public européen : voilà comment l’on pourrait résumer le concert. Il y aura un après-concert comme il y a eu un avant-concert : un dîner presque en tête-à-tête avec Fripp, mais où il aurait été indécent d’installer un micro. Alors juste en vrac quelques bribes d’une longue conversation. “Je n’ai pas aimé le public de ce soir, trop bruyant, trop violent, pas assez attentif. Des mauvaises vibrations. Cela doit être toujours ainsi avec le public français.” Robert Fripp est maintenant plus détendu, moins refermé sur lui-même, donc plus vulnérable aux questions. “Ceci dit, j’aime beaucoup la France et Paris. J’y suis venu il y a longtemps pour une longue période avec mes parents. D’ailleurs je suis un adepte de la musique française, Debussy, Bartok, sans oublier Gabriel Fauré. J’aime les “harmonies classiques ou modernes”.
Sans doute parce que dans cette brasserie “grand siècle” le vin était bon, on verra un Robert Fripp qui quittera son ton austère pour s’informer sur les filles de France dont il dira qu’il n’en a jamais eu une pour “girlfriend”, ce qu’il souhaite afin de venir passer un long séjour à Paris ailleurs que dans ce cadre froid et lugubre d’un grand hôtel. “Non je ne m’intéresse pas aux drogues, pas du tout, aucune… je suis plutôt mystique, et l’alchimie me passionne.” Alors il prendra ma main pour en étudier les lignes. Ainsi vous saurez, cela n’a rien d’étonnant, que, chose tout à fait exceptionnelle, je n’ai pas de ligne de cœur, tout est dans la tête et que, de plus, je suis promis à une gloire exceptionnelle, une grande carrière… Robert Fripp parle de Riley, Steve Reich et ne se sent pas du tout influencé par leurs conceptions musicales. Pour le jeu de guitare : “je suis plus intéressé par les sons que par la technique instrumentale… Il s’agit de trouver un maximum de sonorités, d’élargir le champ des apports mais à partir d’un connu, d’une culture musicale. Nous ne sommes pas du tout un groupe de rock, mais un orchestre de musique contemporaine.”
Fripp, très méfiant au début, devient très amical maintenant. Un rendez-vous est pris pour une longue interview, en janvier en Angleterre, ou bien à Paris en mars, quand le groupe sera de retour pour un concert prévu au Palais des Sports. C’est que King Crimson est vraiment un groupe “on the road”. Ainsi le concert de Pleyel était le vingtième depuis le début de l’année, un long chemin pour la conquête des publics et qui connaît un succès considérable. “En Italie, c’était incroyable, plus de huit mille personnes à Rome et à Milan. A Lyon nous avons aussi rempli la salle.” Robert Fripp expliquera cela par le besoin culturel de ce public européen, “un besoin et une culture souvent totalement inconscients”. Bien d’autres considérations sur les groupies, sur d’autres groupes dans lignée “crimsonienne” (“Van der Graff et Genesis sont les suiveurs de Crimson”), sur la scène anglaise, etc… avant que Fripp ne laisse tomber ses mots comme pour terminer cette conversation : “D’ailleurs, vous prenez King Crimson trop au sérieux”.
PAUL ALESSANDRINI
Auteur de la page : Alistair (scan), Mnzaou (transcription).