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Les ambitieux

Scan et transcription de l’article Les ambitieux de Jacques Chabiron, paru dans Rock & Folk en septembre 1971.

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Transcription

Ailleurs, au-delà des Beatles et des Rolling Stones, et du blues, on s’agite considérablement. Toute une bande de groupes, quelques dizaines de musiciens qui sont maintenant les avant-gardistes, mais, en fait, les plus représentatifs de ce qui ne peut qu’être la vraie musique anglaise. Emerson, Lake & Palmer, King Crimson, Hawkwind, Pink Floyd, Caravan. Et de très près, Soft Machine. Ces groupes ont en commun de faire que leur musique est fondamentalement européenne, fondamentalement blanche. Il ne faut pas en chercher les racines du côté des Américains, il faut bel et bien se tourner vers la musique telle que l’Europe l’inventa, ce que l’on appelle musique classique. Et ces jeunes musiciens portent les cheveux aussi longs que ceux de leurs ancêtres, mais ce n’est pas seulement pour cette raison qu’il sont dignes de reprendre un flambeau un peu éteint depuis quelques décennies.

Crimson, ELP et Caravan reprennent les structures mélodiques classiques, c’est incontestable, mais ils ne cherchent pas à les reproduire, ils les adaptent, conscients que le langage ne peut plus être le même, maintenant que le rock et le jazz existent, se sont développés au point d’en mourir, presque. Les démarches d’Emerson et de Robert Fripp sont bien similaires à celles qui dirigeaient les travaux de Haendel, de Bach. Être le reflet de son époque, ou, du moins, composer une musique qui soit en accord avec la personnalité de ses contemporains, en rapport avec les événements. Mais surtout, quelque chose qui leur soit inné, car l’art, et la musique tout spécialement, ne peut se faire entendre que si elle éveille en chacun des résonances qui sont le fruit d’un passé culturel.

Bob Fripp n’est pas un musicien de rock, il ne le ressent pas; encore moins le blues ? Par contre, il est parfaitement à l’aise au milieu des spectres angoissants qu’il fait vibrer dans “Lizard”, il veut se faire porter par ces lentes harmonies dont la beauté provient d’un minutieux assemblage de notes, de phrases, d’une efficacité dans les arrangements. Tout ce qui lui fait mériter le qualificatif de “compositeur”. Compositeur de ce siècle qui utilise la technique de son époque (qu’est-ce qu’ils auraient été contents, les autres, d’avoir un moog !).

Légèrement au-dessous est ELP, groupe qui, du fait de sa célébrité, force la brèche, est en train d’imposer au pays musique profondément anglo-saxonne qui sort ainsi d’un cadre aristocratique et privilégié où les Anglais eux-mêmes la tenaient enfermée depuis toujours. Il ne suffit plus, maintenant, que ce soit l’élite qui puisse, seule, se consacrer aux arts; car le peuple a fait sa révolution et l’ère victorienne est révolue. L’art descend dans la rue, et si la jeune musique anglaise s’est imposée avec les Beatles, elle doit tout faire pour conserver sa suprématie. ces groupes sont ceux qui permettront de tenir le haut du pavé, eux qui pratiquent une musique populaire (elle plaît, et se vend très bien), mais ambitieuse, aux prétentions historiques tout à fait fidèles à la tradition aristocratique anglaise. Au-delà des modes, au-delà des courants fugaces, Crimson, ELP, Pink Floyd, Caravan, peu-être, et Soft Machine, survivront.

Caravan est mal connu, pour ne pas dire inconnu. Adoré, en tout cas, par une minorité qui l’a découvert à l’occasion du festival d’Amougies, lors du leur récent passage à Paris, à l’improviste, au Golf Drouot. Le groupe devait passer au “Festival Machin”. Il voulut jouer en France, et quel dommage qu’on ne le sut pas assez tôt. Les trois cents personnes qui se trouvaient là n’en croyaient pas leurs yeux ni leurs oreilles. Ces quatre frêles jeunes gens jouaient une musique d’une incroyable beauté, avec une aisance déconcertante. Une musique vivifiante. C’est que Richard Sinclair (basse), Pye Hastings (guitare), David Sinclair (orgue), Richard Coughlan (drums) ont formé la caravane en 1967, à Canterbury. Pendant six mois, ils travaillèrent dans une maison qu’ils furent ensuite obligés de quitter: ils vécurent sous la tente, répétant dans les églises, avant d’être contactés par les disques Verve qui leur firent enregistrer leur premier album, (SVLP 6011), que l’on ne vit jamais de ce côté de la Manche. C’est un petit chef-d’oeuvre, et je ne connais que deux ou trois groupes qui réussirent ainsi leur premier disque. Jimmy Hastings, frère de Pye (les deux Sinclair sont également frères), a participé aux enregistrements, merveilleux flûtiste que l’on retrouvera sur les deux autres disques de Caravan (Motors 44002 et 44007), délaissent pour l’occasion le grand orchestre symphonique londonien dont il est membre.

L’orgue est sans aucun doute l’instrument qui prédomine dans la musique de Caravan; il a une sonorité assez sourde, et on ne réalise pas toujours le travail incessant de David Sinclair, admirable de brio et de classe. Il n’a rien à envier à personne. peu de solos de guitare, mais des ponctuations, des séquences qui tranchent sur les nappes sonores encore assourdies par la basse. Il n’y a pas deux morceaux de Caravan qui se ressemblent vraiment, mais le son du groupe ne vous sortira jamais de la tête, d’autant plus que les mélodies sont belles, coulent d’elles-mêmes, chantées par la voix calme et un peu liquide de Richard Sinclair. Il n’est pas vraiment un chanteur, et pourtant, son impeccable diction et le ton qu’il prend sont peut-être ce qui fait que la musique de Caravan est aisément abordable, très commerciale. Vous pouvez en fredonner les mélodies (très planantes). Écoutez, si vous pouvez, “Where but for Caravan would I”, du premier album. C’est une invitation au voyage, avec ses étapes, ses paliers. Cela monte très haut “vers le soleil”.

Ce sont là des thèmes que le Pink Floyd a traité depuis fort longtemps, mais jamais les gens du Pink Floyd n’auront un sens aussi aigu de la mélodie que ceux de Caravan. Ils sont pourtant les deux groupes les plus abordables de cette petite famille. Sans aller jusqu’à dire que leur musique est heureuse, elle est toutefois moins angoissante que celle de King Crimson, ELP, Soft Machine ou Hawkwind. Hawkwind est un espoir, un sérieux. Il délire à froid, tant et tellement qu’il n’y a pas de musique plus glacée. Le premier LP ne restitue que bien faiblement tout le malsain de cette musique. C’est sur scène qu’il faut voir le groupe; Nick Turner, le saxophoniste dément, le visage brouillé de peinture, qui hurle pendant des heures dans son engin, Dikmik, celui qui a pour tout instrument une boîte à faire des bruits électroniques, et il déchire de stridences insupportables les égarements des autres musiciens, entraînés par le batteur qui, nu derrière sa batterie, tient le même rythme effréné des heures durant. The trip. Pour vous y aider, un énorme stroboscope est braqué sur l’assistance. Insupportable, encore. Leur domaine, aux gens d’Hawkwind, c’est la paranoïa, la maladie de l’âme. Ils ne cherchent pas à la guérir. Ils la montrent, longuement, avec rage. C’est hallucinant.

Pas foutus, donc, les Anglais, mais ce ne sont peut-être pas les conclusions auxquelles on pouvait s’attendre. Répétons-le, il ne s’agit que d’une sorte de photographie, un instantané, pour tenter d’y voir plus clair. Peut-être que mon appareil était mal réglé. Et puis, les photos, ça jaunit vite, et il peut se passer quelque chose, qui fasse s’ébrouer la pieuvre. Il me semble bien, de toute façon, qu’il y a un groupe qui ne risque rien. Il était complètement à part, et tous le regardaient sans comprendre, avec infiniment de respect. Il s’appelle Soft Machine, et c’est bien le plus grand. Oh oui.



Auteur de la page : Alistair (scan), Sydalie (transcription).

king-crimson/les-ambitieux.txt · Dernière modification : 27/06/2011 à 12:36 de 127.0.0.1

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