New York Connection
Scans et transcription de l’article New York Connection de Dali De Clair, paru dans Rock & Folk en février 1982. Il s’agit d’une interview de Robert Fripp.
Scans
Transcription
C’est l’hiver à New York. De loft en pizzeria et de palace en chambre de bonne, quelques brèves rencontres, quelques longues confidences et quelques silhouettes de plus sur le puzzle toujours recommencé du rock’n’roll.
Robert Fripp est discipliné, méticuleux, sincère et gentleman. Dans cet ordre. Comme Jimi Hendrix, Fripp est gaucher… « Hendrix était l’un des êtres les plus rayonnants que j’aie rencontrés. Il m’a dit une seule chose : « Serre ma main gauche, mec, elle est plus proche de mon cœur ! »… Comme sa musique, la philosophie de Fripp est orientée vers l’avenir. Il a adopté et pratique quotidiennement l’enseignement d’un certain J.G. Bennett, lui-même élève de Gurdjieff (au cours des Années 20, à l’école du Prieuré de Fontainebleau). Plus qu’aucune autre, cette période passée à l’Académie Internationale pour l’Education Continue de Bennett est à la base de la personnalité fascinante de ce guitariste-compositeur-auteur-inventeur et philosophe du 21e siècle.
R & F — Je me demande pourquoi vous avez reformé King Crimson ?
Robert Fripp — Le jour où nous avons commencé les répétitions, j’ai noté dans mon journal : « Quel que soit le nom de ce groupe, je le connais bien… » Je n’avais aucunement l’intention de reformer KC, seulement, un dimanche matin de novembre, sur la route qui me menait de Manchester à Liverpool, j’ai choisi de rejouer en Première Division du rock and roll.
Au cours des derniers mois de 1980, on a vendu 106 000 exemplaires de « In The Court Of The Crimson King », un disque enregistré il y a douze ans ! Donc, King Crimson a continué à vivre. KC est demeuré une potentialité. Ensuite, la musique pour laquelle KC était un des véhicules a également sa propre vie. Lorsque je me lance dans un projet, il faut qu’il satisfasse quatre conditions : il faut qu’il me permette de vivre financièrement, qu’il me permette de progresser humainement, qu’il soit amusant et qu’il puisse m’aider à collaborer.
R & F — League of Gentlemen ne satisfaisait pas ces conditions ?
R.F. — Non. Ce fut une aventure qui ne nous a rapporté que des dettes. Nous ne nous sommes guère amusés non plus, car il nous était très difficile de collaborer. Il y a pour moi trois façons de travailler dans l’industrie musicale. Les disques et les tournées « Frippertronics » appartiennent à la Troisième Division. The League of Gentlemen à la Seconde et King Crimson à la Première. Dans la troisième catégorie, on fait de la recherche mais on ne gagne pas d’argent. Une aventure en Second Division peut vous permettre de survivre financièrement. Elle est acceptable à un niveau professionnel, mais elle ne change pas la face du monde. Une aventure en Première Division vous permet d’accéder aux meilleurs musiciens et idées d’une époque. Elle est populaire en ce sens qu’il s’agit d’une musique vraie qui déclenche une réaction naturelle chez de nombreuses personnes. Il y a cependant d’innombrables pièges : votre musique peut devenir une culture de masse où l’on manipule les goûts par des campagnes publicitaires, où l’on joue devant des foules, où l’on voyage en première classe et où l’on acquiert des habitudes personnelles très coûteuses. Une telle aventure exige donc que je fasse de la corde raide. Il faut que j’évite un nombre important de pièges très sophistiqués et que je résolve ces contradictions en les vivant.
R & F — Aux Etats-Unis, on vient de redécouvrir les Doors, Janis Joplin. En Grande-Bretagne, il y a maintenant King Crimson. On a l’impression de revivre le passé. Est-ce de l’opportunisme ?
R.F. — On pourrait qualifier cela d’opportunisme, mais je crois que mon histoire indique qu’il ne s’agit pas d’une décision arbitraire. Il suffit d’écouter le disque pour voir que ce n’est pas calculé. On fait confiance aux gens en se basant sur leurs actions, non pas sur ce qu’ils disent. King Crimson est l’instrument le plus puissant auquel j’aie accès. J’ai passé sept ans à me préparer pour ce groupe. J’ai mis sept années à arriver à un point où je me sens capable d’affronter les pièges d’une telle aventure. Il faut une discipline personnelle. Dans un sens, je préfèrerais que les vieux musiciens restent dans leurs retraites. Cependant, il n’y a rien de vétuste dans ce que fait King Crimson formule 81. Tout commentaire social est politique. Tout artiste, de par sa relation sociale avec le public, prend des positions politiques. Alors, voyager en limousine, donner des concerts devant vingt mille personnes, très peu pour moi. Je ne souscris pas à un genre de travail de type exploiteur. KC jouera devant un public de deux mille personnes, maximum. Je préfèrerais donner plusieurs concerts dans une même ville que de jouer devant une foule immense. Le meilleur concert de KC eut lieu dans un bar végétarien de Bath, devant cent vingt personnes…
R & F — Vous allez interpréter d’anciens morceaux de King Crimson en concert ?
R.F. — Non. Le groupe n’est pas une reconstitution historique !
R & F — Avez-vous essayé de reformer le groupe avec les musiciens originels ?
R.F. — Bill Bruford est le seul que j’aie contacté. King Crimson est une tradition. C’est un groupe éclectique, de nature déroutante et orienté vers l’avenir…
R & F — Toujours avec un élément commun : Robert Fripp.
R.F. — J’ai toujours été le plus petit dénominateur commun ! Mike Giles m’a demandé de former un groupe avec lui, il y a quelques mois. Il a également contacté Adrian Belew.
R & F — Pourquoi avez-vous préféré Bill à Mike ?
R.F. — Parce que je suis capable de travailler avec Bill, qui a du potentiel. Mais il a perdu contact avec ce potentiel. Ce serait tellement satisfaisant s’il arrivait à découvrir tout ce qu’il essaie de réaliser. Mais tout en cherchant, il crée une énergie énorme. Il est le musicien le plus enthousiaste avec lequel j’aie collaboré. Son énergie est parfois insupportable… Mais il a de l’intégrité. Adrian, quant à lui, est mon guitariste préféré. Je ne voulais pas que ce groupe soit de type dictatorial. Nous partageons l’argent équitablement. Si tous les musiciens reçoivent la même somme, il n’y a plus d’intérêts personnels. C’est une façon de garantir l’impartialité des jugements de valeur en studio.
R & F — N’en avez-vous pas assez des tournées, de la route ?
R.F. — J’en ai assez de la façon traditionnelle de tourner. Je pense à une pénétration globale d’ici l’an 1983. Je crois que King Crimson, qui a synthétisé un nombre de traditions musicales différentes, a une histoire culturelle telle qu’il peut être présenté comme « de l’art » dans les pays de l’Est, en Chine, en Inde, en Egypte. Nous avons tellement voyagé sur les deux continents qu’il est aujourd’hui essentiel pour notre progrès musical de voir d’autres continents, de vivre d’autres cultures. Je crois qu’il est extrêmement important de comprendre d’autres cultures. J’ai commencé à recevoir pas mal de courrier venant des pays situés derrière le rideau de fer.
R & F — Il y a toujours eu des influences orientales dans votre musique. Aujourd’hui, cette influence se retrouve chez un grand nombre de groupes anglais et américains.
R.F. — Oui, l’influence du Tiers-Monde se fait plus pressante, mais, ironiquement, on s’intéresse bien plus à la musique orientale ici qu’en Orient… L’Est a commencé à adopter la tradition harmonique et tonale européenne, ainsi que son instrumentation. C’est décevant…
R & F — Vous avez une approche assez magistrale des choses ; vous parlez comme un conférencier…
R.F. — Oui, c’est dommage. C’est un trait un peu malheureux de ma personnalité. Je n’aimerais pas que l’on m’adresse la parole de la façon dont moi, je parle aux gens. Cela m’enquiquinerait au plus haut point. Un certain nombre de personnes réagissent de cette façon à mon égard, bien sûr. Un concert « Frippertronics », par exemple, crée des sentiments très distincts parmi mon public. Parfois je suis ému aux larmes, tout comme le public, mais parfois certains ont une réaction d’agressivité intense après le concert.
R & F — Il vous arrive de pleurer au cinéma ?
R.F. — Oui. J’ai pleuré vers la fin de « Rencontres du Troisième Type », lorsqu’est apparue cette merveilleuse petite créature avec ce superbe sourire. Je pense que les courants créatifs qui sont apparus dans la musique rock au cours des Années Soixante ont été transférés au cinéma. Spielberg étant probablement le Hendrix de l’année 1981.
R & F — Associez-vous certaines musiques à certains événements précis de votre vie personnelle ?
R.F. — Je me souviens de « Heroes », que nous avons enregistré avec Bowie au pied du mur de Berlin. Je me rappelle le mur et les sentiments difficiles que j’éprouvais à l’époque. Je suis encore toujours incapable d’écouter « Lizard », car la réalisation de ce disque a suscité tant de conflits entre Peter Sinfield et moi-même que j’ai encore de nombreuses cicatrices résultant de la réalisation de ce disque… A vingt et un ans, j’ai éprouvé des émotions extrêmement fortes en découvrant simultanément « Sgt Pepper » des Beatles, « Are You Experienced » de Hendrix, les quatuors à cordes de Bartok, la « Symphonie du Nouveau Monde » de Dvorak et « Le Sacre du Printemps » de Stravinski. Quand j’ai entendu « A Day In The Life » des Beatles pour la première fois, ça m’a complètement terrifié. J’étais sur le point d’entrer à l’université, mais ces musiques ont modifié mon chemin, ma vie a pris une direction tout à fait différente : je suis devenu musicien professionnel. Lorsque j’ai commencé à jouer de la guitare, le 22 décembre 1957, j’avais onze ans ; je n’avais aucun sens du rythme et aucune oreille. Mais le musicien est la personne dans laquelle la musique s’est installée. Personnellement, je suis toujours un apprenti musicien. On est un musicien lorsque la musique s’est irrémédiablement installée en vous, lorsque vous avez mis en ordre votre maison intérieure…
Nous avons achevé notre conversation quelque part au bord d’Inwood Park, à la pointe nord-ouest de Manhattan. Puis Fripp a sorti un vieil armagnac de sa cave, et nous avons écouté son dernier disque. L’eau de vie « Discipline » s’est avérée délicieuse : une lave abrasive où trouveront racine les musiques de l’homme du 21e siècle. Schizoïde ou non…
Auteurs de la page : Alistair (scans), Wulfnoth (transcription).