Un roi à Paris
Scan et transcription de l’article Un roi à Paris de Paul Alessandrini, paru dans Rock & Folk en mai 1973.
Scan
Transcription
“Nous vous avons attendus trop longtemps” lancera un spectateur à l’adresse de Robert Fripp venu sur le devant de la scène pour présenter les morceaux que Crimson allait jouer à l’Olympia, et cela pour la première fois en France. Ce spectateur ne faisait pas allusion au retard considérable sur l’horaire, mais au fait que ce concert constituait une première alors que le groupe existe depuis plus de quatre ans. Certes, un groupe qui a souvent changé de personnel sous la direction du versatile Robert Fripp. Tous ceux pour qui “21 st Century Schizoïd Man” constitue une pièce maîtresse de l’histoire de rock anglais, ceux qui ont suivi avec confiance le développement cahotant de la démarche musicale du groupe, ses changements continuels de personnel, tous ceux-là étaient venus en masse à l’Olympia. Mais comme cela devient l’habitude, une série “d’impondérables” fit que le groupe n’apparut sur scène qu’avec plus d’une heure et demie de retard. Plus qu’il ne faut pour désagréger l’atmosphère d’une salle dont Claire Hammill, qui assurait la première partie supportera l’agressivité. L’avoir choisie pour se présenter devant le même public que celui du King Crimson, c’est déjà s’exposer à une indifférence polie. Dans le contexte particulier de cette soirée, cela tournera au chahut. Non pas que les chansons ou la voix de Claire Hammill soient spécialement “redoutables”. Dans la tradition “folk” Mélanie / Joni Mitchell, elle chante en s’accompagnant à la guitare, se présente comme une jeune fille “simple et de bonne compagnie”, “romantique et cultivée”, petite anglaise qui rêve encore du Paris des poètes, met en musique un poème de Verlaine “Le ciel est par-dessus le toit”, et qui déclare avoir toujours espéré connaître la scène de l’Olympia. Elle sut pourtant faire front devant l’hostilité d’une partie de la salle, allant jusqu’à chanter sans l’accompagnement de sa guitare dont une corde avait cassé. Elle termina par “Baseball Blues” et, paradoxalement, fit un triomphe.
Une musique “rileyienne” qui s’amplifie graduellement prépare l’arrivée du groupe : elle est une partie de la musique enregistrée en commun par Eno (Roxy Music) et Robert Fripp. Comme de tout temps dans l’histoire de King Crimson, les effets lumineux sont étroitement dépendants de la musique : au choc des ruptures instrumentales correspondront les éclairages, jeu des couleurs constituant les seuls effets spectaculaires du “show”. L’essentiel est ailleurs dans la musique et son exceptionnelle précision.
On savait Robert Fripp perfectionniste : la démarche du nouveau Roi Crimson est faite de cette recherche passionnée de la synthèse idéale des sons. L’ensemble du concert est construit sur la base des morceaux du dernier album “Lark’s Tongues In Aspic” : donc une charpente solide de musique écrite mais qui laisse, et c’est là l’important d’un passage “live” du groupe, une grande place à l’improvisation au point que Bill Bruford le batteur (ex-Yes et ex-Seedfloyd) dira : “Ce que nous essayons de faire réellement, c’est d’abolir la distinction entre musique écrite élaborée et musique improvisée. Certains de nos passages les plus élaborés sonnent comme s’ils étaient improvisés, et vice-versa”. En effet, si l’on retrouve les repères exacts des compositions, le déroulement de chacune d’elles se fera de façon différente de l’album : il y a un refus conscient de figer l’œuvre écrite. Pour cela, il est indispensable que le groupe soit cohérent, que chacun aide à construire un son d’ensemble. Et il y semblerait que cet idéal ait été atteint comme le déclare d’ailleurs Robert Fripp lui-même, pourtant rarement satisfait d’une expérience dès qu’elle a dépassé quelques mois d’existence : “L’orchestre adapte continuellement son matériel musical – c’est un groupe ; il a une identité commune.” Ceci est flagrant dans le jeu de chacun des partenaires de King Crimson : John Wetton le bassiste (ex-Family) n’a pas qu’un rôle de soutien, celui qui incombe à ce type d’instrumentiste en général. Bien au contraire, il est un soliste utilisant au maximum les possibilités de varier le son que lui offre son instrument. Il a une façon de tirer sur les cordes, de jouer avec la réverbération qui donne a son intervention un rôle essentiel dans le groupe. De plus, il est le chanteur. La voix intervient assez peu, mais dans “Book Of Saturday”, “Easy Money”, John Wetton vient par les sons arraché de sa voix accentuer la dramatisation de la musique.
Parce que la musique de ce nouveau King Crimson garde des accents de symphonie : goût des envolées lyriques avec le violon de David Cross, l’utilisation du mellotron (Robert Fripp, David Cross) qui installent les nappes sonores lointaines. Ce qui frappe toujours à l’écoute de King Crimson, cette fois comme précédemment, c’est la recherche de la synthèse des courants musicaux, cette nouvelle dimension idéale qui doit conduire à une unité supérieure : une guitare jazzy qui peut être utilisée comme un instrument de soutien, de percussion, ou bien au contraire livrée au déchaînement free ou même encore comme bruitage ; ainsi de la batterie de Bill Bruford : un jeu traditionnellement “pop” (qui dans le contexte de King Crimson est presque choquant) et qui pourtant peut devenir aussi bruitage, scansion comme dans la musique contemporaine ou le jazz européen. Bill Bruford utilisera pour combler l’absence de Jamie Muir toute une panoplie d’instruments de percussions : une plaque de métal pour faire frissonner ou vrombir l’espace, des tambourins, etc.., qui viennent s’ajouter aux possibilités de la batterie, jeu de cymbales, travail des toms, les caisses, allant du martèlement à la production des coups brefs de la musique exécutée.
D'autres territoires
Autre “preuve” de cette volonté d’universalisation des sons, les usages différents qui sont faits par David Cross de son instrument : ou bien lyrique (sonorités classiques) ou bien là aussi résolument free, sons cisaillés, écorchés comme chez un Leroi Jenkins, un Ornette Coleman, un Ponty pour lequel David Cross ne cache pas son admiration. La musique peut être répétitive dans l’intro de “Larks Tongues In Aspic”; le groupe fait intervenir aussi le gag comme dans la chute de “Easy Money” (le sac à rire). Cette impression de symphonisation de la musique, déjà présente dans le dernier disque, est ici accentuée par l’exceptionnelle ampleur de chaque composition jouée : une suite de rebondissements, de ruptures, de nouveaux départs qui, sans nier ce qui fut joué précédemment explorent d’autres territoires.
Robert Fripp a réussi avec ses nouveaux partenaires à préserver l’héritage des précédents King Crimson “défunts”, cette orientation décisive (universaliste) de la musique présente dans le premier album : celle de Pete Sinfield, Greg Lake, Ian McDonald et Michel Giles. Sans doute depuis le départ de PETE Sinfield l’importance des mots est moindre, mais ce climat particulier, à la fois “fantastique”, futuriste et obsédant, reste l’essentiel du background émotionnel du groupe. L’art de la ballade romantique qu’accentue “la voix” du violon, le classicisme de certaines séquences sonores (violon, mellotron) comme dans “Exiles”, qui peuvent après un long développement éclater, ont toujours été la marque essentielle de la démarche originale de King Crimson. Une démarche qui aura fait beaucoup d’adeptes dans le monde du rock anglais : on pense à Van Der Graaf et même à Genesis. C’est que Robert Fripp est un intellectuel qui utilise l’étendue de sa culture musicale pour essayer d’atteindre un nouvel équilibre : celui qui verra la tradition se marier à l’avant-garde, sans rupture. De la musique classique à la musique contemporaine, de la musique “folk” à la musique pop, du jazz traditionnel au free. De là, la position de pionnier d’un groupe comme King Crimson en Angleterre ; de là aussi l’originalité de ce groupe qui tourne le dos au rock pour proposer une nouvelle synthèse contemporaine sans pourtant se couper du public qui écoute traditionnellement cette musique. Le succès final que devait remporter King Crimson en ce soir du 9 avril à l’Olimpia venait de le prouver. Après un long rappel, le groupe reviendra jouer ce morceau fétiche qui reste peut-être sa plus belle composition : “21 st Century Schizoïd Man”, avec la voix de John Wetton, sombre et cassée
Un royaume partagé
Cette musique tout en rebondissements qui exécute une multitude de détours, se répand dans l’espace, retrouve les chemins de l’écrit, se détourne des repères pour se présenter libre, nécessite une énorme concentration : cette musique a triomphé. Elle est pourtant de plus en plus éloignée du rock auquel elle n’emprunte plus que le matériel de base, son instrumentation. Elle n’est qu’une des différentes voies qui se créent dans ce monde divers de la rock-music. Une voie, pourtant, qui continuera à faire des adeptes, notamment dans la nouvelle génération des musiciens anglais à la recherche d’une spécificité musicale en face de la production américaine. King Crimson est résolument un groupe continental, et c’est bien là la destination que lui avait toujours assigné Robert Fripp son créateur. Peut-être pourrait-on lui reprocher une trop grande part de classicisme dans sa modernité, une certaine abstraction, un appel parfois second. Certains de ceux qui étaient venus voir le groupe à l’Olympia se lassèrent de tous ces méandres “esthétisants” et leur auraient préféré une plus grande part de violence. La musique de King Crimson s’adresse plus à l’esprit qu’au corps. Robert Fripp joue de la guitare assis : la passion est ailleurs, elle n’est pas directement visible. La majorité de la foule qui emplissait l’Olympia aurait adhéré à cette phrase de Robert Fripp : “Les cinq premières années de ma vie professionnelle ont été plutôt dures, mais cela valait la peine d’arriver à cette position actuelle, parce que le groupe est plus stupéfiant. Je projette de consacrer les trois prochaines années de ma vie à King Crimson, mais si le groupe ne devait plus marcher demain, c’est tout de même celui auquel j’ai été le plus heureux de participer et celui qui a le plus de possibilités créatrices.” Autant de mots qui ne feront pas regretter à Bill Bruford d’avoir quitté Yes pourtant au faîte de la gloire, de même pour John Wetton qui était un élément essentiel de Family, lequel dira :“ Nous avons tous abandonné beaucoup de choses pour faire partie de King Crimson, aussi croyez bien que nous n’allons pas le quitter aussi facilement.” Peut-être le roi Crimson (Robert Fripp) a-t-il enfin trouvé les compères idéals pour partager son royaume.
PAUL ALESSANDRINI.
Auteurs de la page : Alistair (scan), Mnzaou (transcription).