Le Fantôme du Roi Mort
Transcription et scans de l’article Le Fantôme du Roi Mort paru en août 2006 dans le numéro 45 du magazine Rock & Folk. Il s’agit d’un article sur Pink Floyd.
Le Pink Floyd et ses fans ont toujours constitué une des plus étonnantes sociétés secrètes du rock avec son mythe fondateur, ses rituels live et une religion basée sur un corpus de quatorze albums. Pacôme Thiellement enquête.
La musique de Pink Floyd est la meilleure introduction au problème du basculement des sociétés primitives en États. Pink Floyd n’est pas un groupe de pop music constitué en tribu primitive, encore moins comme une bande ou comme une meute mais, tel le noyau fondateur d’une civilisation, un quatuor de concepteurs ésotériques plongés dans des organigrammes, tournant autour d’un centre absent, avec des équerres et des compas, prenant des mesures, vérifiant leurs calculs, s’affairant à la construction du royaume… Leur musique est un jeu de plateau dont la carte se confond avec le territoire arpenté, à force de tournées consolidatrices et de disques stratégiques, architecturant cette réponse musicale fantomatique à l’agonie de la civilisation présente. Ce transvasement numéraire de la société des architectes à l’État constitué par leurs auditeurs est celui de l’arc-en-ciel : la dispersion de la lumière à travers un prisme, que Pink Floyd interprète comme une pyramide, soit un gigantesque tombeau, produisant de l’éclatement des couleurs et leur polarité par complémentarité ou opposition. C’est d’ailleurs probablement la raison profonde pour laquelle les punk les détestaient : il y avait un futur pour les membres de Pink Floyd, et ils pouvaient le lire à travers les yeux de leur dieu-roi devenu fou.
Tout chez les Pink Floyd est politique,
Même et surtout leurs jeux de lumière et leurs morceaux interminables à forte teneur hypnotique, l’usage de la quadriphonie et l’encerclement sonore lors de leurs concerts. Tout est politique mais rien n’est sauvage : très peu de fétichisme (aucun marquage cruel), peu voire pas d’anecdotes croustillantes de tournées (bien qu’on ait élu The Dark Side of the Moon meilleur disque à écouter en faisant l’amour, à part un Summer’ 68 timide sur Atom Heart Mother, le sexe et la sensualité sont royalement absents de leur discographie), aucune tentative de meurtre sur leur personnes comptabilisée à ce jour… Ce ne sont donc pas des idoles puisqu’on ne peut pas les tuer. Leurs admirateurs sont généralement immédiatement embarqués dans une expérience abstraite et collective, mais cependant intériorisée et digérée, inscrite à même leur épiderme. Les fans de Pink Floyd sont calmes, car cette étrange aventure leur appartient. Ils participent de son identité en tant qu’ils sont, autant que les membres du groupe, intimement affectés par elle. Ils ont rêvé sur The Piper at the Gates of Dawn (1967), pensé sur A Saucerful of Secrets (1968), fumé sur Ummagumma (1969), déliré sur Atom Heart Mother (1970), élaboré des plans complexes sur Meddle (1971), angoissé sur The Dark Side of the Moon (1973), pleuré sur Wish You Were Here (1975), haï sur Animals (1977) et abandonné tout espoir avec The Wall (1979)…
C’est assez singulier pour être noté : les quelques événements marquants de l’aventure humaine du groupe s’inscrivent immédiatement dans un registre mythique : ils sont bons à être interprétés et enregistrés comme destin collectif. Les membres de Pink Floyd n’ont pas d’histoire. Comme s’ils étaient déjà morts, ils ont une légende et chaque auditeur se la rejoue dans sont cerveau : c’est l’histoire d’un roi-lune qui se brûle le cerveau sept mois après la sortie du premier album de son groupe, alors que celui-ci devient mondialement célèbre et enregistre le deuxième d’une série de quatorze. Ses trois acolytes dépêchent alors le meilleur ami de celui-ci pour doucement, délicatement, le remplacer à la guitare. Tout se joue alors entre un roi psychiquement mort (Syd Barrett, un Osiris dont l’âme seule erre de l’autre côté du fleuve tandis que son corps reste inexplicablement bloqué sur notre planète) et un régisseur qui n’ose pas s’affirmer roi à son tour : Roger Waters, une Isis rétive, paranoïaque, affairée, aux intentions masquées. Ce régisseur a dès lors besoin d’une rémanence du roi mort, d’un fantôme (David Gilmour , un Horus à l’air absent) pour tenir avec lui un groupe dont la popularité ne fait que s’accroître et qui, sans chef, devrait logiquement se dissoudre dans l’oubli… Pour pouvoir imprimer la marque de cette musique, qui ne s’incarne pas dans un corps – il n’y a pas moins identificatoires ou charismatiques que le corps de Waters ou de Gilmour – il est alors question de contrôle (Set the Controls for the Heart of the Sun, Welcome to the Machine), de dispersion et de diffusion des voix d’admonestation (Echoes, Alan’s Psychedelic Breakfast et toutes celles de The Dark Side of the Moon) de danger quant à l’usage de la violence et de douce démarcation quant à l’usage de celle-ci (Careful With That Axe Eugene), de quadrillage et d’isolation (The Wall, mais il suffit de regarder la pochette de leur compilation, A Collection of Great Dance Songs pour comprendre que leurs auditeurs sont encerclés par la musique du groupe sous prétexte d’être soutenus), enfin de concert à forte teneur en effets spéciaux – Nick Mason est quasiment l’inventeur du genre – où l’hypnose est générée partiellement par les jeux de lumière, les longues plages instrumentales et vidéos. Le grand vizir Roger Waters met presque dix années à assumer son identité de chef mégalomane – sur The Wall puis The Final Cut (1983) – mais c’est pour finalement larguer complètement son propre groupe. Et celui-ci décide nonobstant de continuer sans lui sur deux disques supplémentaires – A Momentary Lapse of Reason (1987) et The Division Bell (1994) – et quelques tournées mondiales, dans un mélange de cynisme, de ressentiment, et de déni halluciné quant à son départ…
Tout est présent et explicite dans leur disque central, le huitième,
The Dark Side of the Moon, d’une hautaine responsabilité politico-esthétique, et qui se déploie – en aval, jusqu’au dernier disque avec Roger Waters (The Final Cut, qui s’écoute toujours très mal) et, en amont, vers le premier, The Piper at the Gates of Dawn, le disque écrit par Syd Barrett. Album-concept sur les dommages de la civilisation, The Dark Side of the Moon est un disque sur le stress subi par les hommes à la fin du vingtième siècle : cette insoutenable pression (évoquée par Breathe, On the Run et Time) qui transforme le travailleur lambda (Money) en schizophrène (Brain Damage) peut être interprétée comme la cause du retour des voix d’abmonestation qui traversent le cerveau gauche (et apparaissent régulièrement sur la totalité du disque) – voix qui étaient, selon l’immense penseur Julian Jaynes (dans son ouvrage strictement contemporain, La Naissance De La Conscience Dans L’Effondrement De L’Esprit) le quotidien de l’homme au début de la civilisation et qui furent évacuées ensuite pas ce que Zappa appelait les « polices du cerveau ». « Il y a quelqu’un dans ma tête mais ce n’est pas moi », dis le narrateur de Brain Damage… Avant le second millénaire avant Jésus-Christ, nous étions tous schizophrènes. Aujourd’hui, sous la pression de nouvelles catastrophes écologiques et politiques, il n’est pas impensable que cette ancienne fonction (l’Esprit Bicaméral) ressurgisse pour suppléer aux insuffisances de la conscience réflective. C’est en tout cas ce que le disque annonce :
« Les schizophrènes sont dans le hall
Les journaux retiennent leurs visages pliés sur le sol
Et tous les jours le livreur en ramène d’autres
Et si ta carapace cède sous la pression bien avant son heure
Et s’il n’y a plus de place pour toi sur la colline
Et si ta tête explose sous de sombres prémonitions
Je te retrouverai sur la face cachée de la lune »
Qu’est ce que la civilisation ? Les Egyptiens, les assyriens et les Incas nous ont chuchoté la réponse à l’oreille, et Wish You Were Here la réélabore dans les termes les plus contemporains, suivi de Animals qui en est comme l’amer post-scriptum. La civilisation est un deuil collectif par contagion, le deuil d’un passé mythique où tous les membres d’une société étaient en mesure de se connaître et de travailler ensemble :
« Comme j’aimerais que tu sois là
Nous sommes deux âmes perdues, nageant dans un étang. Alors que les années passent
Courant sur le même terrain usé
Qu’avons-nous trouvé ? Les mêmes vieilles peurs.
J’aimerais que tu sois là »
— Wish You Were Here
Par extension, c’est le moment où les rois morts se transforment en dieux vivants :
« Tu as atteint trop tôt le Secret
Tu pleurais à la lune (…)
Menacé par les ombres de la nuit, et exposé à la lumière
Lumière sur toi, Diamant Fou »
— Shine On You Crazy Diamond
Et les humains, comme dans “La Ferme Des Animaux” de Orwell, se métaphorisent en porcs (les dirigeants), en chiens (les matons) et en moutons (les autres) :
« Tu dois être dingue, tu dois être en manque
Tu dois dormir debout
Et dormir dans la rue
Tu dois être capable d’attraper la proie facile les yeux fermés
Et te déplacer silencieusement, hors d’atteinte
Tu dois frapper au bon moment sans avoir à réfléchir »
— Dogs
L'anti-monothéisme de Pink Floyd est sans faille
et cette désespérance quant aux fins visibles de la civilisation ne se double pas d’un appel à l’invisible mais, plus sèchement, à la conclusion que notre planète ne peut plus produire, en terme d’individus lucides, que des bêtes d’hôpital. « La Terre à été trop longtemps un asile d’aliénés..! » s’écriait déjà Nietzsche dans La Généalogie De La Morale (en vain, semble-t-il), « Les différents systèmes philosophiques, économiques ou politiques qui régissent les hommes sont tous d’accord sur un point. » dira à son tour Roger Waters :
« Bernons-les ! En Occident, ce ne sont pas tellement les flics qui s’en chargent, mais les forces de l’argent et de la communication. Nous sommes tous des aliénés en puissance. A ceux qui croient se rebeller en prenant les armes, on répond par des armes plus performantes et plus sophistiquées. A ceux qui croient y échapper en prenant des drogues, on les gavera de drogues plus meurtrières encore. (…) Et, tandis que quelques-uns menacent d’utiliser leurs bombes atomiques, jonglent avec l’économie et maîtrisent les médias, la plupart creusent leur propre trou et montent des murs entre eux avec les dents. Sauf les “diamants fous” qui, eux, explosent en tentant de s’envoler, brûlent au contact de l’air vicié… »
Ce qu’il y a d’incroyable, c’est que, dès le début, à partir de bases aussi désespérément lucides, Pink Floyd ne devait pas pouvoir durer mais, malgré tout, n’aura de cesse de grandir et de se renforcer dans un succès planétaire désarmant. Tout cela tient à la maîtrise exceptionnelle exercée par Waters – resté architecte et joueur d’échec jusqu’à ce que ses subtiles stratégies se contrecarrent elles-mêmes – sur la matière de leur expression, son acharnement et son entêtement à clarifier le sens du contenu et parfaire l’exécution du contenant. On peut haïr tant de perfection technique, mais on peut difficilement la nier. The Dark Side of the Moon est un disque kubrickien : il s’autorise et se déploie à travers son adéquation complète aux possibilités techniques qui lui sont offertes et se donne comme œuvre d’art totale. Il se présente comme la réponse rationnelle – civilisatrice, politique, pessimiste – à la conception magique, enchantée, féerique, de l’album-concept chez les Beatles (Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band). Sa réussite, tout le monde la connaît, même pour la railler ou la minimiser : servir de disque de référence pour tester les chaînes hi-fi. Mais finalement, n’est-ce pas cela, être un Egyptien ? Se tenir à la crête des possibilités offertes à chaque instant et produire son œuvre comme un tombeau, une carte dessinant patiemment l’envers de notre territoire ? Faire un art qui se referme sur lui-même comme un hérisson ? Car :
« Tout est en harmonie sous le soleil
Mais le soleil est éclipsé par la lune »
— Eclipse
L'autre effet secondaire du groupe pop se construisant comme une alternative à la civilisation,
ce sont dont ces voix, voix traversant le cerveau gauche des auditeurs, surtout présentes dans The Dark Side of the Moon, mais partout réfractées en échos, murmures, traces et rémanences de la bicaméralité du fondateur. « Il n’y a pas de face cachée de la lune : tout est noir » dit la dernière voix du disque. Et le roi mort et dieu vivant, Syd Barrett, devient progressivement l’unique sujet du groupe, dont l’impossible résurrection psychique est inscrite dans les chansons qui lui sont dédiées (Brain Damage, Shine on You Crazy Diamond, Wish You Were Here) et à la vie duquel le régisseur paranoïaque, Roger Waters, mêle imperceptiblement la sienne pour en faire un seul et unique drame, accroissant en lui et dans ses auditeurs la haine de soi et du monde… A partir de ce moment (The Wall, la fin des années 70), Pink Floyd n’est plus à proprement parlé un groupe de pop music mais plutôt un problème posé à l’historien de la culture populaire. Car tous les articles, tant hostiles qu’élogieux, écrits sur Pink Floyd semblent s’inscrirent dans son projet, qui n’est qu’un long commentaire de sa problématique originelle : 1) impossibilité d’un soulèvement politique sans l’apparition d’une personnalité charismatique et schizophrène (Moïse, Jésus-Christ, Mahomet, Bouddha, Nicolas Storch, Thomas Münzer, Louise Lateau, « des individus », disait Oskar Panizza, « qui, après avoir introverti et anthropomorphisé le principe de raison suffisante, se mettent en quête de raisons au milieu d’une violente agitation intérieure ») ; 2) nécessité de la continuation de l’œuvre de ce schizophrène théomane dans le deuil de la mélancolie ; 3) construction minutieuse d’un organigramme ou d’une pyramide programmatique qui se confond avec le quadrillage du monde connu ; 4) enfin : haine face au résultat obtenu et nostalgie d’un age d’or perdu. « nous entendons des voix impérieuses qui nous critiquent et nous disent ce que nous devons faire », explique encore Jaynes.
« En même temps, il semble que nous perdions la notion de nos limites. Le temps s’écroule. Nous agissons sans le savoir. Notre espace mental se met à disparaître. Nous nous affolons, sans que se soit notre affolement. Il n’y a pas de nous. Ce n’est pas que nous pouvons nous diriger nulle part ; nous sommes nulle part. Et dans ce nulle part, nous sommes un peu comme des automates, ignorant ce que nous faisons, manipulés par d’autres ou par nos voix d’une façon étrange et effrayante dans un endroit dans lequel nous finissons par reconnaître un hôpital, avec le diagnostic que nous sommes schizophrènes. En réalité, nous sommes retombé dans l’esprit bicaméral. »
Toutes les grandes choses vont d'elles-mêmes à leur perdition par un acte d'autodestruction.
À partir de la seconde moitié des années 70, tous les groupes créés en opposition à l’emprise de Pink Floyd sont constitutifs de leur histoire, qui recherche moins l’adhésion que la reconnaissance d’un problème commun. Que Johnny Rotten ait pu porter un T-shirt sur lequel il était inscrit « I Hate Pink Floyd » est à cet égard hautement significatif : même les punks se sentaient concerné par l’existence d’un groupe aussi antithétique de leur éthique et de leur esthétique. Que de nombreux groupes aient tenté de réunir les deux héritages et les associer dans un étrange hybride (des Flaming Lips à Nine Inch Nails, de Primus à Phish), que d’autres artistes en aient tiré un matériau hautement dissipatif – Trey Parker et Matt Stone, en particulier le « Ha ! Ha ! Charade You Are » de Pigs (Three Different Ones) qui devient un des gimmicks de la série – est également parfaitement compréhensible. Car la question, avec Pink Floyd, n’est pas de savoir si on aime ou pas cette musique. Parfois, on a même l’impression que se sont d’abord ses membres qui la détestent, elle est ce groupe qu’ils ont contribué à créer avec leur roi mort, leur régisseur paranoïaque et leur fantôme… Et qui les a dépassé dans tout les sens du terme… Ce qui fait qu’elle a basculé dans un au-delà du jugement, comme un mythe ou une musique traditionnelle : celle d’un avenir possible de l’humanité du passé, un futur antérieur que l’on redécouvre, génération après génération, laissant comme les civilisations disparues une trace indélébile, comme une tache de Lady Macbeth, dans la culture populaire. Son initiateur, Syd Barrett, en a inexplicablement ignoré les fins et vit sans s’en soucier depuis près de quarante ans, cultivant son petit jardin et buvant des bières en regardant des matchs à la télévision. Tel un héros de Philip K Dick, il est bloqué dans un monde parallèle, où Pink Floyd n’a jamais existé, et où nous contribuons tous à tenter de lui faire croire le contraire, à force de disques, de livres, de films, et de commentaires rétrospectifs sur une œuvre imaginaire, produite par une hallucination collective qui refuse inexplicablement de s’estomper. Δ
PACOME THIELLEMENT
On appelait ça l’underground londonien. Rien à voir avec le London underground, réseau métropolitain de trains brinquebalant sous les rues de la capitale dont le plan délimite la cité pour les visiteurs comme les habitants. C’était un réseau bien plus secret constitué de jeunes conspirateurs, véritable maquis de musiciens, poètes, artistes, politicards, stoners et libres penseurs pour lesquels Pink Floyd était le groupe maison.
Au-delà d’une vague utopie et du pur plaisir d’être jeune, rebelle et créatif, les agitateurs de l’underground n’avaient pas de but précis. La seules chose qui comptait, dans le fond, c’était d’être là, maintenant.
Et c’était à Londres que ça se passait. Au printemps 1966, lorsque l’underground s’aperçu de son existence, la ville, imbue de sa propre importance, savourait sa branchitude. Le Swinging London faisait la couverture du magazine Time. Les excentricités vestimentaires de Carnaby Street et de Mary Quant, les pantalons taille basse, les minirobes, la Mini Austin, James Bond, phénomène du grand écran, les Beatles et les Stones, les plus grandes pop stars de la planète : c’était à Londres et nulle part ailleurs.
Accorder sa guitare ?
En réalité, Londres était, comme à son habitude, peu reluisante, se relevant à peine des dégâts causés par la Seconde Guerre mondiale, de hideux bâtiments modernes apparaissant entre les façades victoriennes et les sites bombardés. Le Swinging London se composait d’une petite coterie de deux ou trois cent personnes jeunes, branchées et riches, même si les stars qui faisaient vibrer la scène – les acteurs Michael Caine et Tenrence Stamp, le mannequin Twiggy, le photographe David Bailey et, bien sûr, les merveilleux Beatles – venaient de la classe ouvrière. L’underground londonien avait connu des débuts plus modestes avec quelques dizaines d’intellectuels et d’artistes. La musique était son principal vecteur, Pink Floyd en tête, mais sa base spirituelle se situait dans une librairie. Indica Books était tenue par Barry Miles, jeune érudit qui remplissait ses rayonnages de poètes beat comme Burroughs, Timothy Leary ou n’importe qui d’autre à la pointe. Indica qui comprenait aussi une galerie, devint vite le lieu de rendez-vous des artistes et aspirants poètes. Paul McCartney était un habitué. C’est là que John Lennon acheta son exemplaire du Livre Des Morts Tibétains dont il s’inspira pour les paroles de Tomorrow Never Knows. C’est là aussi qu’il rencontra Yoko Ono qui exposait ses œuvres.
L’underground s’était fédéré autour de la poésie – le festival Wholly Communion à l’Albert Hall en 1965 fut historique – mais un événement d’un autre genre consolida sa présence. C’était le happening, une idée importée de l’avant-garde new-yorkaise par un jeune réalisateur américain, Steve Stollman. Son happening hebdomadaire au Marquee club de Soho le dimanche après-midi devint vite le point de ralliement du mouvement. Public et artistes – il y avait peu de séparation – en costumes historiques assistaient à un spectacle de poésie et de musique pop, jazz ou classique avant-gardiste. Une montagne tremblotante de jelly et de bonnes quantités de hash et d’acide pour certains, participaient aux réjouissances.
C’est là que vit le jour Pink Floyd Sound, nom adopté par le groupe pour son premier concert au Marquee en juin 1966. Il s’était successivement appelé Sigma 6 ou The Screaming Abdabs avant que son leader, Syd Barrett associe les noms de deux bluesman obscurs, Pink Anderson et Floyd Council.
À l’époque, le Floyd n’était en apparence qu’un groupe parmi tant d’autres formé dans le sillon des Beatles. Quatre dandys élevé au blues rêvant au succès. Certains facteurs invisibles les distinguaient du lot. Ils étaient tous issus de la classe moyenne aisée. Syd Barrett et Roger Waters, respectivement fils de docteurs et de professeurs, venaient de la ville universitaire de Cambridge. Richard Wright et Nick Mason , rejetons de riches familles londoniennes, avaient fréquenté des écoles privées. Waters, Wright et Mason se rencontrèrent pendant leurs études d’architecture à Londres et Barrett, peintre réellement doué, était élève d’une art school, sanctuaire des réfractaires aux études traditionnelles. Jusqu’à l’arrivée de Genesis le Floyd fut incontestablement le groupe de plus friqué d’Angleterre, même si, selon une estimable tradition rock, il fit tout pour camoufler ses origines bourgeoises.
Les racines du groupe – Dave Gilmour venait également de Cambridge – et son intérêt pour l’architecture influerait sur son identité au fil des années. C’était palpable dans sa nostalgie pour les paisibles paysages de l’Angleterre rurale sur Grantchester Meadows (extrait d’Ummagumma), puis sur The Division Bell vingt ans plus tard et la taille de l’univers du Floyd (montagne de matériel, décors gigantesques, concept du son qu’on peut sculpter) semblait inspirée de l’échelle de pensée inculquée aux architectes.
Mais en 1966, alors que le groupe tentait de percer sur la scène londonienne, d’autres influences (prétentions arty de l’underground et déferlante de substances en particulier) prédominaient. Bientôt son répertoire de standards du blues opéra un virage : les refrains du Roadrunner de Bo Diddley étaient interrompus par dix minutes d’expérimentations et le classique Louise Louise mutait sous le feedback de guitare et de solos d’orgue.
Etonnamment, aucun d’entre eux n’était un musicien né. Waters avouait n’avoir aucune oreille. Wright, le plus accompli du quatuor, accordait toutes les guitares, y compris celle de Syd Barrett, plus passionné par la peinture que par la musique, était persuadé da faire de l’art et non de la pop. Accorder sa guitare ? S’il le fallait…
Vous êtes trop vieux.
En octobre 1966, un événement crucial intervient dans l’évolution de l’underground et du Floyd. C’était un concert organisé pour le lancement de l’International Times, premier journal alternatif britannique, une idée importée des Etats-Unis, là où les premiers remous de l’explosion hippie californienne se faisaient ressentir. Il eut lieu dans le Nord de Londres, au Roundhouse, vieil entrepôt ferroviaire en ruine et fut présenté comme un « bal pop-op costumé déguisé masqué ». Paul McCartney en Djellaba blanche et Marianne Faithfull habillée en bonne sœur paillarde faisaient partie des spectateurs. À la même affiche que Soft Machine, le Floyd, se surpassa, accompagné d’un light show improvisé, du genre de ceux qui se déroulaient à San Francisco.
Pour la première fois peut-être, les différentes tribus de l’underground s’aperçurent de leur nombre grandissant. Il y avait plus de 2000 personnes entassées là, avec deux toilettes en service. « On ne savait pas ce qu’on foutait » dit Miles. « On n’était que des gamins crétins. » Comme le raconte un autre activiste de l’underground : « Il s’est passé beaucoup de choses parce qu’on ne se rendait pas compte des difficultés, on était naïfs mais chanceux. »
L’événement eut un effet galvanisant, résultant en une soirée régulière à l’UFO, le club de Joe Boyd, agent américain itinérant qui se ferait bientôt connaître en produisant The Incredible String Band, Fairport Convention et Nick Drake entre autres. Alors que débutait la capitale année 1967, le Floyd devint le groupe maison de l’UFO, ce qui allait lui permettre d’assouvir sa soif d’expérimentation et affûter un répertoire surtout constitué de chansons de Barrett, des délires comme Interstellar Overdrive et des fantaisies de calibre de The Scarecrow. L’UFO devint vite le lieu le plus branché de la capitale où l’on pouvait assister aux débuts sur scène de Procol Harum et d’Arthur Brown et croiser Hendrix, même si, à l’inverse d’autres repaires du Swinging London, il était ouvert à tous. Pour en faire partie, il fallait avoir la bonne attitude, être au courant, être de l’underground.
Le lancement de l’International Times fut tout aussi significatif. Bien que réalisé de manière anarchique, le bimensuel donnait la parole aux voix de l’underground, dessinateurs et illustrateurs dissidents. Même si l’on y trouvait des plumes prestigieuses – son premier rédacteur en chef fut le dramaturge Tom McGrath – l’IT avait tout du journal paroissial bourré de potins du Hippieland londonien. Le petit nouveau, Oz, un mensuel lancé en Australie sous l’égide du rédacteur en chef et éditeur charismatique, Richard Neville, s’avéra plus influent.
Conçu à la base comme un magazine politique satirique, Oz se mua en miroir sombre du Londres branché, engagé et hippie. On y trouvait les premiers textes de Germaine Greer – qui changerait bientôt de monde avec son pamphlet féministe La Femme Eunuque – des diatribes marxiste cinglantes, des brûlots contre la guerre du Vietnam, des articles parlant de drogues et de styles de vie ; Neville orchestrait tout cela, lançant des slogans toujours d’actualité du genre : « Ne faites jamais confiance à un plus de trente ans. »
Le feu d’artifice visuel d’Oz était aussi essentiel que ses textes. D’ailleurs, ses encres lumineuses et ses fonds en technicolor rendaient plus d’un articles indéchiffrable, ce qui poussa le rédac’ chef à déclarer : « Si vous n’arrivez pas à le lire, c’est que vous êtes trop vieux. »
Neville était venu d’Australie avec Martin Sharp, directeur artistique de génie dont les illustrations et les couvertures devinrent rapidement cultes. Aujourd’hui, ses posters de Bob Dylan, ou de Jimi Hendrix valent une petite fortune. Bientôt, il conçut les pochettes de Cream (celle de Disraeli Gears et de Weels Of Fire) et, ayant croisé Eric Clapton au Speakeasy, il lui écrit les paroles de Tales of Brave Ulysses. Philippe Mora, peintre, réalisateur et ami australien, influença également le graphisme halluciné d’Oz.
Horreur! Trahison!
L’aspect visuel de l’underground en passe de devenir grand public, contribua à donner au psychédélique anglais son identité propre, différente de celle du cousin américain. Le mouvement hippie californien avait d’abord suscité l’admiration de l’underground impressionné par principe par taille de l’Amérique, son statut de creuset du blues et du rock’n’roll, le combat que sa jeunesse menait contre la guerre du Vietnam – après tout, il n’y avait pas de service militaire obligatoire en Angleterre – et parce que dans le fond, peu de gens s’étaient rendu sur place. Même George Harrison fut choqué de trouver plus de junkies et de mendiants que de hippies bronzés dans le quartier de Haight Ashbury en été 1967.
Mais début 1967, ce genre de désillusion n’avait pas cours. Dans le camp du Floyd, les choses se professionnalisaient. Le groupe avait recruté un manager, un universitaire désabusé du nom de Peter Jenner qui négocia bientôt avec EMI pour – horreur, trahison! – signé un contrat. Peter Jenner était à la fois un idéaliste et un homme d’affaires – on le surnommait le business beatnik – qui s’occuperait de Marc Bolan, Ian Dury, des Clash et de Billy Bragg. Même s’il se qualifiait de jazz snob, il eut une sorte de coup de foudre en rencontrant le Floyd et surtout Syd Barrett qu’il décrivit ensuite comme « la personne la plus créative que j’ai jamais rencontrée. C’était extraordinaire : en quelques mois dans son appartement de Convent Garden, il a composé tous les morceaux de ses albums solo et de celui du Floyd. C’était un processus très naturel et sans douleur. »
Pour le public croissant du Floyd, Syd était évidemment le cœur du groupe. Sue Child, membre de l’underground et future femme de Marc Bolan, l’a décrit comme « un génie aux airs d’Adonis. Il avait beaucoup d’allure quoi qu’il porte. Il mettait des chemises en satin, des écharpes, et il était toujours le plus beau du groupe. » Mais au delà de sa beauté, de son allure flamboyante et de son talent artistique, Syd était un personnage complexe et troublé. Il avait perdu son père, un médecin brillant, à l’âge de 14 ans. Ce n’était peut être pas un hasard s’il s’était lié d’amitié avec Waters, dont le père était mort pendant la Seconde Guerre mondiale, peu après sa naissance. Obsédé par le mysticisme oriental, la science-fiction et le blues, Syd était le rejeton de la génération pour laquelle il brillerait brièvement.
Lorsque le Floyd entra en studio en mars 1967, Syd, prenait de l’acide régulièrement, montrait les premiers signes de l’instabilité qui le pousserait à quitter le groupe un an plus tard. Dans l’atmosphère de l’époque, il était difficile de faire la différence entre la défonce et ses excès et de vrais troubles mentaux. Et Syd avait encore des périodes de lucidité.
Tout le monde pensait que le Floyd serait signé par Joe Boyd chez Elektra qui produisait déjà The Incredible String Band pour le label, mais Jenner et son co-manager Andrew King choisirent EMI. Le premier single, Arnold Layne, fut produit néanmoins par Boyd. La touche hallucinée du Floyd – l’orgue Farfisa déjanté les brusques attaques de Waters sur sa basse – était distillée sur un parfait single pop. La chanson parlait d’un travesti volant des vêtements féminins sur des cordes à linge (inspiré par un fait divers de Cambridge) ce qui lui ajoutait une touche coquine. Elle atteignit la 20ème place des charts en avril 1967.
Vraies stars dans le public
Dès le printemps, il était évident que l’année 1967 serait extraordinaire, marquée le 29 avril par le Technicolour Dream à l’Alexandra Palace de Londres. Cet événement collectait des fonds pour l’International Times qui, sans surprise, affrontait sa dernière crise financière. Le Floyd était en tête d’une affiche comprenant Soft Machine, Tomorrow et Arthur Brown, tous habitués de la scène underground et de l’UFO. Mais les vraies stars se trouvaient dans le public avec deux Beatles (John et Paul) et la tribut émergente de People londoniens dans leur velours, dentelles et kaftans indiens. Tout ce petit monde dansa route la nuit dans le colossal Alexandra Palace (sorte de pièce montée victorienne). Bienvenue dans le summer of love.
Le Floyd enchaîna avec un événement baptisé Games For May, au South Bank Center qui venait d’ouvrir sur la Tamise, un site destiné aux concerts classiques. Le show fut couvert par la presse respectable et l’auguste BBC, ce qu’aucun groupe rock n’obtenait habituellement. Certains critiques avaient déjà remarqué la sophistication musicale grandissante des Beatles. Le rock devenait officiellement de l’art comme l’avait prévu le Floyd. Mais il constata bientôt qu’il y avait une vraie différence entre faire de l’art à Londres et jouer dans la province britannique. En général, le Floyd débarquait dans une salle de bal face à des spectateurs qui voulaient une bande-son pour danser, boire et draguer. Au lieu de quoi ils avaient droit à des jams interminables, un orgue strident, un light show et toutes les étrangetés qui avaient germé dans la capitale depuis 18 mois, sans même la chanson qu’ils attendaient, Arnold Layne. C’était, selon Jenner, « des intellectuels de la classe moyenne jouant pour des brutes ouvrières. »
Pendant l’été 1967, Le Floyd retourna en studio avec Norman Brown à la production. Ingénieur du son pour George Martin sur la plupart des albums des Beatles, Brown était compétent – « Il y avait assez de folie ambiante », a dit Jenner – mais il fut poussé à bout par le groupe, et Syd en particulier qui insistait pour tout jouer deux fois de façon identique. « Travailler avec Syd était infernal, je n’en garde pas un seul bon souvenir », racontera Smith plus tard. Malgré tout, le Floyd revint avec un autre hit, See Emily Play, et un album qui jeta les bases du psychédélisme anglais. Son titre (The Piper at the Gates of Dawn) tiré du classique de la littérature enfantine Le Vent Dans Les Saules de Kenneth Grahame (le chapitre en question décrit le dieu Pan), était un indice. Le retour à l’innocence perdue de l’enfance deviendrait un thème récurent – emprunté aux poètes romantiques comme Wordsworth et Blake – du courant musical anglais et on le trouvait là, dans les comptines de The Piper, Bike, The Gnome, The Scarecrow. Cette thématique était déjà présente dans l’œuvre des Beatles (Strawberry Fields, She Said, She Said) et The Indredible String Band (The Tree).
Prédilection pour la chenille
Les improvisations instrumentales difficiles, inspirées par leurs concerts – Interstellar Overdrive, Astronomy Domine, Pow R. Toc H. – offraient un contraste frappant. Elles suggéraient le bouleversement de l’expérience psychédélique, sensée être le quotidien de a Cote Ouest américaine. Lorsque le public britannique découvrit enfin Jefferson Airplane, Grateful Dead et les autres, il les trouva timides et plutôt traditionnels.
Sur les disques locaux, ils avaient eu des histoires d’elfes et de dragons à la Tolkien, des bribes de légendes du Roi Arthur et d’autres éléments empruntés à l’univers des contes – sur The Piper… Barrett parlait déjà de licornes et « dormait sur un pissenlit », ce que Marc Bolan popularisera ensuite dans Tyrannosaurus Rex – faisait aussi partie de l’univers psychédélique anglais. The Piper… était hanté par une fixation sur le mysticisme oriental : Chapter 24 récitait plus ou moins l’hexagramme 24 Yi Jing qui obsédait Barrett, mais le cocktail hippie ambiant était surtout dominé par des parfums venus d’Inde sous l’influence des Beatles.
La connexion indienne ne faisait que répéter la longue association de l’empire britannique avec le sous-continent. On trouvait partout des échos de son apogée victorienne, des uniformes militaires popularisés par Jimi Hendrix aux images empruntées à Alice Au Pays Des Merveilles, avec une prédilection pour la chenille fumant de haschisch perchée sur un champignon !
Cette image contribua au style particulier de l’illustration psychédélique anglais. Bien que sous les influences de l’art nouveau, du tie and dye du Far West et de la scène de Haight Ashbury, les créations de Hasphash and The Coloured Coat devaient également beaucoup à Alice Au Pays Des Merveilles et Tolkien. S’y greffaient les derniers échos de la Seconde Guerre mondiale – souvenez-vous de Lennon chantant « the English army has just won the war » sur Sgt Pepper… – qu’on retrouvera ensuite dans l’œuvre du Floyd, chez Roger Waters en particulier.
L’accent même de Barrett quand il chantait affirmait haut et fort l’identité anglaise. D’accord, ça faisait un moment que les Beatles avaient remplacé les fausse inflexions américaines par un nasillement venu du Nord, mais le ton sec et élégant de See Emily Play était d’une autre nature et s’avérerait très influent (Marc Bolan lui doit beaucoup).
Quand The Piper… sortit en août, le summer of love battait son plein et l’euphorie hippie parcourait le monde. C’était l’été de Sgt Pepper…, de All You Need Is Love retransmis à toute la planète par satellite, de A Winter Shade Of Pale et de Going To San Francisco With Flowers In Your Hair. Sur sa lancée, le Floyd fit sa première tournée américaine, suivi d’une autre en Angleterre en première partie de Jimi Hendrix.
Le coté obscure
Aux Etat unis, on s’aperçu que quelque chose clochait vraiment chez Syd qui s’arrêtait brusquement de jouer de la guitare sur scène ou la désaccordait. Interviewé par Pat Boone à la télé américaine, il répondit en fixant le vide. Exaspérés, les membres de l’entourage du Floyd prirent l’habitude de se moquer de lui. L’appartement londonien de Barrett devint un repaire chaotique pour drogués, point de chute de tous les hippies décalqués de la capitale. A la fin de l’année, il était évident que le groupe ne pourrait pas continuer sans renfort. David Gilmour, une vieille connaissance de Cambridge, fut débauché de Joker Wild, son groupe sans avenir et se chargea des parties de guitare. D’abord mis sur la touche, Syd ne quitta officiellement de Floyd qu’au printemps 1968.
La plongée de Syd dans la paranoïa et l’isolement – après deux albums solo bâclés en 1968 il disparut totalement – en fit l’une des premières victimes célèbres de la drogue. Ce fut aussi l’un des présages laissant à supposer que même le summer of love avait un côté obscure. Les autorités étaient décidées à mettre un frein à la rébellion et la décadence – Beatles et Stones se retrouvèrent au cœur d’arrestations pour possession de drogue et ces derniers échappèrent de justesse à la prison. Hoppy, un des acteurs de l’underground, n’eut pas cette chance.
Entre la guerre du Vietnam et les émeutes radicales aux Etat Unis, l’amour n’allait sûrement pas résoudre les problèmes politiques de la planète. Et l’état d’esprit underground, avec ses idéaux d’une société plus juste, n’eut bientôt l’air que d’un rêve lointain récupéré par les pseudo-hippies, les dealers et les maisons de disques voulant tous un morceau de ce mouvement adolescent. En octobre, les funérailles du mouvement hippie eurent lieu dans les rues de Haight Ashbury. L’incapacité de la contre-culture à résoudre ses problèmes n’avait rien d’étonnant – la plupart de ses acteurs étaient très jeunes – mais il faudrait attendre le drame d’Altamont en 1969 pour vraiment se rendre compte que, comme le chantait Lennon, “le rêve est fini”. Mais alors qu’on passait de 1967 à 1968, le rêve était encore là, même si, à l’image des premières notes menaçantes de The Piper…, on sentait que l’orage approchait. Δ
NEIL SPENCER TRADUCTION ISABELLE CHELLEY
Le bassiste qui a voulu tuer le groupe n'a fait, finalement que renforcer la popularité de Pink Floyd.
Royal Albert Hall, Londres, 29 mai 2006. Fin de la tournée On An Island. David Gilmour remonte sur scène avec ses musiciens pour un rappel très conséquent : après Wish You Were Here et Find the Cost of Freedom (de et avec David Crosby et Graham Nash aux cœurs), le guitariste s’approche du micro : « Nous n’avons pas encore fini, merci d’accueillir notre invité très spécial : David Bowie ! » Le plus célèbre fan de Syd Barrett, dont les activités artistiques apparentes ne se limitent plus, depuis des problèmes cardiaques, qu’à des apparitions scéniques très occasionnelles, glisse sur la scène, en costume sombre. Non pas pour See Emily Play qu’il a chanté en 1973 sur Pin Ups, son insigne album de reprise en forme d’adieu au glam, mais pour une version grave de Arnold Layne. Applaudissements nourris et debout, puis Bowie se lance dans Comfortably Numb que Gilmour finira par déchirer de part en part avec un dernier solo homérique. Excellente surprise pour les spectateurs rassemblés au RAH ce soir-là, l’astucieuse présence – on sait que le concert a été filmé pour un DVD live à paraître et que, comme par hasard, les fonds de catalogues de Pink Floyd et David Bowie, menacés par les assauts répétés du téléchargement illégal, sont détenus par EMI, la même maison mère – est un arbrisseau qui cache une sacrée jungle. En effet, l’invité spécial que les fans du Floyd auraient adoré voir sur scène ce soir-là est Roger Waters. Le frère ennemi, l’alter ego. Le bassiste / songwriter qui a voulu tuer Pink Floyd en le quittant mais n’a fait, finalement, que renforcer sa popularité. Mason, batteur du groupe, a eu beau affirmer lors d’une récente conférence de presse que « David à invité Roger au Royal Albert Hall, mais ce dernier répétait et ne pouvait se rendre disponible », l’affaire, on est bien placé pour le savoir, reste épineuse. Les dés, plus de six faces pour certains, sont pipés. A priori, 2006 aurait dû, au moins pu être une année Pink Floyd. Certains en étaient convaincus. L’avaient prédit, voire écrit. D’autres n’y ont jamais cru. Le reformation de Pink Floyd ? Boum ! Le poids des mots, le choc des photos du Live 8. Le Live 8 ? Quoi, le Live 8 ? Roger Waters a effectivement eu beau laisser planer le doute sur les conséquences de cette réunion d’un soir, amplement médiatisée mais presque trop belle pour avoir vraiment eu lieu, David Gilmour a toujours déclaré qu’elle resterait sans suite. Et cet homme de peu de mots pèse toujours ceux qu’il consent lâcher.
Pour avoir régulièrement parlé au guitariste du troisième plus grand groupe de l’histoire de la musique pop (il faut bien mettre une étiquette, et les Beatles et les Stones avant…), on savait David Gilmour extrêmement réticent à l’idée de se retrouver sur la même scène que le bassiste qui a quitter le navire il y a vingt ans, convaincu qu’il coulerait peu après son départ, parce que les trois autres avaient refusé de devenir, davantage, son backing band. A l’occasion de la sortie du coffret Is Anybody Out There? / The Wall Live en 1999, David Gilmour déclarait à ce journal, depuis son studio flottant de Hampton (Londres) : « Il faut reconnaître qu’à la fin des années 70, Roger était plus ou moins le leader, celui qui nous motivait. Ce qu’il proposait, la plupart de temps, nous le faisions. On ne remettait pas ça en question. En tant que musicien, même si j’étais rarement d’accord avec lui, j’essayais de contribuer de mon mieux car cette magie-là, indéniable, fascinait. Nos accrochages venaient surtout du fait qu’il accordait à mon avis trop d’importance aux textes ou plutôt qu’il ne privilégiait pas assez la musique. Et ce, depuis des années. Mais en amenant The Wall, il semblait avoir une idée assez claire du résultat final, et nous avons joué le jeu. Pink Floyd a toujours fonctionné selon un mode méritocratique : celui qui amène les choses les plus intéressantes dirige les opérations. Il faut savoir que Nick n’a jamais apporté grand-chose au plan de l’écriture, que Rick était si mal dans sa vie qu’il ne proposait rien non plus, et au bout du compte, effectivement, nous avons travaillé pour lui le mieux que nous pouvions. Je sais que beaucoup ont estimé que The Wall était le début de la fin, mais je ne vois pas les choses ainsi. On s’est engueulé mais pas plus qu’avant ou que dans n’importe quel groupe. Très sincèrement, je pense que nous travaillions très bien ensemble. Ce qui ne m’a jamais empêché de conserver la foi dans mes propres aptitudes musicales. Après la période Syd Barrett, le son de Pink Floyd c’était ma guitare, les claviers de Rick, ma voix la plupart du temps et beaucoup d’idées de Roger. Mais en fait, Roger n’a jamais écrit toute la musique, et le son que les gens connaissent aujourd’hui, est, au bout du compte, celui que Rick et moi avons façonné. Après son départ et notamment pendant l’enregistrement, sur ce bateau, de A Momentary Lapse of Reason, ses avocats appelaient dix fois par jours et il fallait leur parler. On savait que Roger ne pourrait pas nous empêcher d’utiliser le nom Pink Floyd, mais c’était épuisant. Les choses se sont finalement arrangées lorsque nous sommes partis terminer l’album à Los Angeles : à cause du décalage horaire, les avocats ne pouvaient plus nous harceler. Cette affaire n’est jamais allée jusqu’au tribunal mais pendant la tournée qui a suivi la sortie du disque, Roger menaçait de nous stopper, ce qu’il n’a bien sûr jamais fait. Is Anybody Out There ? / The Wall Live peut paraître parce que nos manager et avocats se sont mis d’accord. Roger et moi ne nous sommes pas parlé depuis la nuit des temps mais, croyez-moi, il n’a rien contre le fait que ce coffret sorte aujourd’hui. »
Maison Et Décoration
Il faudra attendre le début de l’année 2005, et l’annonce que sir Bob Geldof a entamé les négociations avec Pink Floyd pour que naisse des espoirs de reformation, les premiers en presque deux décennies. Mais même Geldof n’y croit pas. Il a beau déclarer que « Pink Floyd n’a jamais dit au revoir à son public et devrait le faire à l’occasion du Live 8 », il n’a que très peu d’atout en main et le fait qu’il ait tant été critiqué la musique du groupe durant ses années punk ne joue pas exactement en la faveur de saines transactions. Mais depuis 1982 et le tournage de The Wall, le film d’Alan Parker dans lequel il incarne Pink, Bob fréquente Waters. Pour un peu les deux donneraient même l’illusion de se respecter. Pourtant, c’est d’abord à Nick Mason que Geldof, ne parvenant pas à convaincre les Spices Girls de se rabibocher pour son raout humanitaire, va téléphoner afin de lui proposer l’idée folle. Masson, bien que batteur, est un peu le Bill Wyman de Pink Floyd. Il se pose aujourd’hui en historien de la formation dont il adore parler dans la presse anglaise (qui goûte toujours ses bons mots : « Bob et Roger sont comme Hitler et Staline, avec un meilleur sens de l’humour et, dans le cas de Bob, des cheveux bien pires »), à la télé, ou dans Inside Out, son livre de souvenirs paru aux éditions du Chêne en 2004. Depuis la mise en sommeil du groupe, Mason cogne ses fûts régulièrement pour ne pas perdre la main mais, au quotidien, gère Ten Tenths, une société de location de véhicules de collections, pour le cinéma notamment. Il possède en Angleterre deux résidences à rendre hystériques les pourtant sages abonnés à Maison Et Décoration, et vole de l’une à l’autre en hélicoptère parce que c’est plus pratique et que les pauvres s’agglutinent moins en l’air qu’au ras du bitume. Nonobstant, il adore piloter lui-même (par exemple sa Ferrari GT de 1962 d’une valeur de six millions de livres), et sa seconde femme, Annette, serait elle-même une folle du volant. Convaincre Mason d’essayer de réunir les deux leaders pour un concert massif et ponctuel n’a pas été le plus difficile. Roger Waters et lui se sont retrouvés presque par hasard, autour d’un barbecue à l’île Moustique début 2002, et sont restés en contact depuis. Autre génie présumé, qui s’est servi du Floyd pendant dix ans pour régler (avec le succès qu’on sait) d’antiques comptes avec lui-même et se raconter sans trop d’ambages (la puissance de sa contribution, d’abord musicale, réside également dans la teneur des textes, à caractère autobiographique le plus souvent), Roger Waters, depuis qu’il s’est enfui, ne se prend plus pour Pink Floyd qu’épisodiquement. En revanche, comme d’autres retourneurs de veste et alors qu’il avait juré qu’on ne l’y reprendrait plus, il a rejoué les titres de The Wall à Berlin, un an après la chute du mur, à l’occasion d’un méga-concert caritatif avec invités (Cyndi Lauper, Thomas Dolby, Bryan Adams, Tim Curry, Marianne Faithfull…), sympathique sur le papier mais assez effroyable an plan musical. Paru en 1992, Amused to Death, son album rock le plus récent, a suscité moult polémiques mais vaut toujours mieux que l’abominable Ça Ira de 2005, un pompeux oratorio sur la Révolution française à donner raison à la noblesse. Toutes proportions gardées et au risque d’offenser le gibier britannique, Waters, sorte de Sauron à la scène comme aux champs, fait moins de dégâts lorsqu’il chasse sur ses terres du milieu d’Albion, ou golfe avec Alice Cooper en Amérique, où il réside aujourd’hui.
Tragédie romantique
Décider Rick Wright, n’a pas été non plus chose aisée. Avec sa tête d’épervier, l’homme des claviers de Pink Floyd dont, selon Roger Waters, Gilmour n’a requis les compétences pour l’album The Division Bell de 1994 et la tournée qui a suivi (celle de PULSE donc), que « parce qu’il donnait meilleurs allure au groupe », est un coriace, au bec très dur, qui n’oublie rien. Et surtout pas que Waters l’a viré comme un malpropre, soi-disant « pour non implication artistique » (alors que l’autre vampirisait tout) en 1981. On suppose que David Gilmour, une fois décidé lui-même, a dû intervenir personnellement pour persuader ce navigateur en solitaire dont la fille Gala, comme dans une tragédie romantique, a épousé Guy Pratt, le bassiste qui a succédé à Waters depuis son départ. Mais bien sûr, le coup de fil le plus nécessaire (et pas forcément suffisant) a été celui que Waters, poussé par Geldof et Mason, a été contraint de donner à David Gilmour. Dans un premier temps, le guitariste qui a passé dix ans à mettre un grand coup de propre dans sa vie privée et professionnelle, a décliné l’invitation, parce qu’elle le ramenait « en arrière », qu’il venait de commencer à travailler sur On an Island, son récent et réussi album solo, et qu’il comptait bien passer l’essentiel de 2005 à le peaufiner dans l’ombre. Baratineur aujourd’hui anobli, le champion de l’humanitaire a dû multiplier les arguments pour convaincre le guitariste, toujours très réticent dès qu’on tente de lui forcer la main. Mais, après réflexion, sachant que Waters et Mason n’avaient rien contre et étaient pendus à son bon vouloir, Gilmour a finalement accepté : « On s’est parlé une fois ou deux au téléphone avec Roger, et puis on s’est vu dans une chambre d’hôtel pour discuter de ce qu’on allait faire. On s’est un peu engueulés, on avait des idées différentes quant au choix des chansons et la façon de les jouer. Il a fini par penser comme moi. On s’est en peu pris le chou durant les répétitions, mais ça l’a fait. L’important était de veiller à bien laisser toute la merde qu’il y a entre nous dans la poubelle. Ca nous a fait du bien de mettre un terme à ces disputes qui duraient depuis vingt ans. Enfin, on a tout de même dû poireauter toute la journée. Et ils ne nous ont pas donné de loge. Il a fallu partager, et pas avec Madonna, avec Snow Patrol plutôt (rires). »
Parler avec les yeux
Et donc, Pink Floyd a rejoué, à quatre (entouré de quelques musiciens accompagnateurs parmi lesquels le fidèle saxophoniste Dick Parry), le 2 juillet 2005 à Hyde Park, à la fin d’une journée mémorable. On sait que l’événement a bien contribué à sensibiliser les politiques et l’opinion à l’urgence de faire reculer la pauvreté en Afrique, et on peut témoigner que Speak to Me, Breathe, Money, Wish You Were Here et Comfortably Numb ont emballé la foule, encore énorme à Hyde Park après neuf heures de concert, au même titre que les trois milliards de téléspectateurs qui ont suivi, intégralement ou en partie, l’événement à la télévision. De là à envisager une tournée de Pink Floyd, un album live, un DVD et tout le toutim, il n’y avait qu’un pas pour certains observateurs, mais des années-lumière pour les intéressés. Le 7 novembre 2005, quand paraît le quadruple DVD du Live 8, les déjà maigres espoirs de reformation s’étiolent un peu plus. En effet, malgré quelques effets d’annonce et autant de communiqués de presse racoleurs, l’interview du groupe (proposée dans la section bonus) se limite au minimum le plus syndical. A quelques bribes de propos, tenus séparément, par les quatre membres. Des déclarations tout juste courtoises, tirées comme des vers d’un nez plus très creux, au moment des répétitions. Séduit, comme les autres, par la cause promue par Geldof, le Floyd s’était mobilisé « pour ne pas regretter de ne pas l’avoir fait » selon Gilmour mais, apparemment, malgré quelques rares sourires de rigueur et autant de poignées de mains glaciales, l’ambiance qualifiée de « super » par Waters ne l’était pas vraiment. A ce moment-là, quelques jours avant le Live 8 précisément, Gilmour savait déjà que cette reformation, exceptionnelle, le resterait. Après quoi, de façon presque irrémédiable, le drapeau blanc s’est transformé en torchon et s’est remis à brûler. Peu avant qu’on parle à David Gilmour en février 2006, à quelques semaines de la sortie de On an Island, sa manageuse-cerbère nous prévient que toute question sur la reformation du Floyd entraînera un lynchage en place publique. Une mise en garde qui en dit long sur la chaleur du sujet ! Mais on connaît l’Astoria, magnifique endroit, et le maître des lieux. On n’ignore pas que David est capable de parler sans rien dire, de donner un sens au silence avec son regard clair. On sait aussi qu’il ne se trompe jamais dans ce qu’il avance. Quand, par exemple, David Gilmour affirme que le DVD PULSE, film de la tournée Division Bell, la dernière du groupe à ce jour, paraîtra en septembre 2006, on ne peut pas penser qu’il se trompe de deux mois. Maintes fois repoussée, pour des raisons essentiellement techniques (la qualité de l’image pas évidente à optimiser notamment) évoquées par Gilmour dans ces pages en début d’année, et dans le cas de Pink Floyd, groupe plutôt tortue que lièvre, la sortie, planifiée au début de l’automne (avec les fêtes de Noël en ligne de mire), aurait pu être une nouvelle fois retardée mais n’avait aucune raison d’être précipitée. Et pourtant, PULSE sera bien disponible le 11 juillet 2006, deux mois plus tôt que prévu, une première dans l’histoire d’un groupe dont les reports en tout genre ont fini par faire partie du charme. Voilà bien la preuve que la course à l’échalote est plus que jamais d’actualité, que c’est à qui poussera ses pions le premier sur le grand échiquier floydien. Car depuis que David Gilmour a repris la route, au printemps dernier, pour défendre, avec Rick Wright aux claviers, son On an Island, Roger Waters s’est mis en tête de se produire, un peu partout en Europe. Et notamment à Magny-Cours, le 14 juillet prochain, où il entend bien interpréter, à l’occasion du centenaire du Grand Prix de France, et avec Nick Mason à la batterie, l’intégralité de The Dark Side of the Moon, album mythique que, comme par hasard, Gilmour et les deux autres jouent aussi dans PULSE. Sur l’affiche du concert de Waters, on peut d’ores et déjà lire : « Le génie et l’âme de Pink Floyd ». Sur celles placardées pour les récents shows de Gilmour était écrit : « La guitare et la voix de Pink Floyd. » Ambiance.
Une vieille chaussure
Officiellement donc en 2006, Pink Floyd est devenu une hydre à deux tête, Gilmour / Wright d’un côté, et Waters / Massonde l’autre, même si ce dernier prétend être le seul “à n’avoir aucun problème avec les trois autres”. Et personne n’est décidé à céder un millimètre carré de territoire. David Gilmour a repris du Pink Floyd durant la seconde partie des shows de sa tournée ? Qu’à cela ne tienne, Waters promet de jouer “Dark Side … ”. Le vent en poupe, comme pour mieux tirer la couverture rose à lui, il n’arrête pas d’ajouter des dates à sa tournée mondiale en cours. En réponse, on apprend que Gilmour réédite, en juillet, ses deux précédents albums solo. Et paf ! On l’aura donc compris, au bout du mythe, la vraie question n’est plus Quand Pink Floyd se reformera-t-il ? mais plutôt Pourquoi se reformerait-il ? … Roger Waters, qui refuse également d’aborder le sujet en interview mais a toutefois laisser entendre, au micro de la radio anglaise XFM, que l’idée ne le révulsait pas (“C’est très marrant. Dès qu’on a rebranché les câbles pour la première répétition du Live 8, on a ressenti quelque chose de fort, comme quand on remet une vieille chaussure”), se se satisfait, en apparence, de sa position de sage. S’il est ravi d’avoir répondu présent à l’invitation de Geldof, il semble toutefois souffrir d’un manque de légitimité puisqu’il n’est plus l’initiateur des décisions concernant le groupe (qui continue en revanche de transpirer par lui). Quoi qu’il en soit, sa version de Pink Floyd continue également à faire recette.
Quant à David Gilmour , l’ami de Syd Barrett, il a le sentiment, plus que fondé, d’être le gardien du temple et il gère l’héritage du Floyd à sa manière, fort d’un argument en béton : “Je suis le son de Pink Floyd depuis vingt ans.” Clairement, aujourd’hui, les fans du groupe en ont deux à se mettre, non pas sous la dent, mais devant les yeux et entre les oreilles. Qui s’en plaindra ? Et si les sources venaient à se tarir, il serait toujours temps d’envisager un rapprochement mais, pour l’heure, le monstre, dédoublé ou pas, continue de rapporter. Et bonbon. Pink Floyd, dont les ventes globales sont estimées, depuis le début de sa carrière, à près de 250 millions d’albums, reste une immense machine à fric. A titre indicatif, “Echoes”, dernière double compilation en date, s’est écoulée à 5 millions d’exemplaires dans le monde l’année de sa sortie (2001), et il continue de s’en vendre près de 500 000 par an depuis. En ce qui concerne “The Dark Side of the Moon”, l’album séminal de 1973 (bientôt 50millions d’exemplaires vendus), il fêtait récemment sa 1500e semaine passée dans le Top 200 du Billboard. Et il continue de s’en répandre près de 300 000 par an, presque autant que “The Wall” (350 000 chaque année).
Elever le débat
Alors plutôt que de tirer de vains plans sur la… Lune, mieux vaut se souvenir des belles choses (en les revivant, grâce à “PULSE” par exemple), et ne plus perdre de temps à scruter son côté obscur. On peut bien sûr, à l’instar du piquant Paul Morley, scribe voyageur avec pignon sur la presse anglaise qu’il abreuve de billets pas toujours doux, dirigeant de label (ZTT) d’une intégrité plus que douteuse, et musicien malin comme un plug-in (au sein d’Art Of Noise), ironiser à propos de la validité du spectacle proposé par David Gilmour en 2006 (“Un hommage sentimental et frigide au Pink Floyd des années 60 et 70”, selon Morley), et reprocher au guitariste de ne pas vouloir affronter ce qui, il ne cesse de le répéter, ne ressemble plus à son destin depuis longtemps. David Gilmour , à 60 ans aujourd’hui, ne veut plus du stress qu’occasionne une grosse machine comme son groupe assoupi, et préfère, à ces contingences, la tranquillité de sa vie à la campagne. Pas très rock’n’roll, mais les Floyd l’a-t-il jamais été ? De son côté, Roger Waters donne l’impression de se complaire dans son rôle d’ex-leader plus ou moins taciturne dont les chansons ont hanté le répertoire du groupe durant les dix années les plus fatidiques de sa carrière, et secoué plusieurs générations de mélomanes et musiciens (voir l’hommage rendu par Billy Corgan au Rock & Roll Hall Of Fame dans les bonus de “PULSE”). Intelligent comme peu de bassistes, il prend même plaisir à élever le débat : “On me demande souvent mon avis sur les nouveaux groupes qui sont apparus récemment et ont été apparemment influencés par Pink Floyd, comme Radiohead ou Coldplay, explique Waters, fin 2005, dans Record Collector. Mais je n’écoute pas ce genre de musique et je ne peux donc pas me prononcer. En revanche, si d’une manière ou d’une autre, j’ai pu inciter un jeune musicien à faire ce qu’il voulait vraiment en se foutant de ce que pensent les autres, et sans se préoccuper d’être populaire ou pas, seulement en se contentant d’exprimer ce qu’il ressent, alors je prends ça comme un compliment.”
Deux eaux saumâtres
En assassinant Lennon le 9 décembre 1980, un pauvre malade annihilait à jamais les chances de reformation complète des Beatles mais on peut parier que s’il était encore vivant, le plus rebelle des Fab Four ne ferait pas équipe avec McCartney. Il aurait très bien pu accepter une réunion exceptionnelle, de surcroît pour raisons humanitaires, mais se serait sans doute empressé de crier ensuite, sur tous les toits de Manhattan, tout le mal qu’il aurait certainement continué à penser de Paul. Ces deux-là, aussi, étaient faits pour se prendre le bec. Et encore, les Beatles n’ont jamais eu à supporter un choc traumatique comme celui d’avoir survécu, en tant que formation et en tant qu’hommes, à l’auto-damnation de l’âme fondatrice de leur groupe, même pas morte, qui végète aujourd’hui, entre deux eaux saumâtres de son cerveau, à Cambridge et au crochet de sa famille. “On fait ça pour tous ceux qui ne sont pas ici ce soir, a lancé Waters, malgré sa gorge nouée par l’émotion, à la foule gigantesque de Hyde Park. Et en particulier, bien sûr, pour Syd.” Masson et Wright ont alors baissé les yeux vers leur instrument, Gilmour a regardé droit devant lui, incapable de retenir deux éclairs bleus lancés au ras d’un public fumant de bonheur dans la nuit londonienne. Et ses doigts se sont mis à bouger sur le manche. Doucement au début, puis tout s’est emballé. C’était il y a un an, presque jour pour jour. On en pulse encore. Δ
JEROME SOLIGNY
Auteurs de la page :
Tsointsoin (scans),
Mnzaou (transcription, infographie, mise en page),
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