Careful With That Axe Eugene
(Auteurs : David Gilmour, Nick Mason, Roger Waters, Richard Wright)
Cette pièce apparaît un peu comme le morceau fétiche du groupe pendant toute cette période de 1969 à 1973, où elle sera jouée à presque tous les concerts.
Un triptyque
On peut traduire ce titre Careful With That Axe Eugene approximativement et basiquement par « Fais gaffe avec cette hache, Eugène ». Mais, dans l’argot du rock, « axe » désigne aussi la guitare électrique, ce qui autorise cette autre interprétation : « Fais gaffe avec cette gratte, Eugène ».
Careful se compose de trois parties. La première est une longue introduction qui se développe dans un climat d’angoisse. La basse monotone et obsédante de Waters, les nappes d’orgue menaçantes de Wright et les plaintes vocales de Gilmour, auxquelles il répond lui-même sur sa guitare, tissent une trame dramatique sur laquelle Mason démultiplie son jeu de cymbales comme une dentelle. Parfois Waters augmentera ce climat de tension en y introduisant des imprécations à la Hitler, semblables à celles qu’il déclame dans Several Species Of Small Furry Animals... (album Ummagumma).
La deuxième partie s’ouvre sur le fameux cri primal de Waters, « annoncé » par le même Waters chuchotant la phrase-titre et précédé d’un violent roulement de batterie. L’orchestre se déchaîne alors, libérant la tension accumulée durant la première partie. La guitare tour à tour rageuse, lyrique et flamboyante, domine l’ensemble. Gilmour y joint sa voix elle-même à l’unisson, dans une technique dont il reprendra plus tard le principe dans Wish You Were Here et Keep Talking (album Division Bell). En toile de fond, l’orgue gronde, et plus question de dentelles de batterie : les coups pleuvent sur les caisses, cymbales et autres toms. Quant à la basse, elle quitte sa lancinante monotonie pour se déchaîner aussi. Sur scène, Waters est, avec Mason, le plus remuant du groupe.
La troisième partie marque un retour au calme, à un relatif apaisement. C’est le symétrique de la première partie, avec la même répartition des rôles aux instruments. Si apaisement il y a, l’on sent toutefois que toute angoisse n’est pas forcément dissipée. Le morceau s’évanouit lentement, ponctué par la respiration lente et profonde de Waters.
Naissance, vie et mort d'un morceau
Careful apparaît au printemps 1968, dans une forme rudimentaire et sous le titre Keep Smiling People (« Garde les gens souriants »). Vers la même époque, on en entend aussi la première partie dans la BO du film The Commitee. Puis, un an plus tard, il est incorporé dans la suite The Journey, où il est joué en 2ème mouvement sous le titre Beset By Creatures of the Deep (« Retenu par les créatures des abysses »), à la suite de Green Is the Colour (« Le vert est la couleur ») rebaptisé lui-même The Beginning (« Le début »).
Juste auparavant semble-t-il, alors que le groupe travaille sur la BO du film de Barbet Schroeder More, Keep Smiling People est un petit appendice ajouté à Green Is the Colour que le groupe compose pour cette BO, et jouera finalement seul dans la version officielle du disque. Cet appendice d’environ deux minutes présente déjà les trois parties décrites ci-dessus, mais le cri n’y figure pas encore. Ce Keep Smiling People, Careful embryonnaire, sera joué aussi seul parfois lors de séances en studio, et portera encore un autre nom : Murderistic Women (« Femmes assassines ») ou Murderotic Women (Jeu de mot qui peut se traduire approximativement par “Femmes érotiquement meurtrières” ou “Femmes mortellement érotiques”), non exempt d’une certaine ironie.
La genèse de Careful apparaît ainsi comme un écheveau assez compliqué avec ses différentes versions qui ressemblent à autant de tâtonnements. Les conditions de son rattachement momentané à Green Is the Colour et son intégration, momentanée aussi, dans The Journey, ne contribuent pas à rendre tout cela plus clair. Le morceau acquiert sa forme définitive, avec le cri, au cours de l’année 1969, mais ses versions les plus abouties seront bien plus tardives, vers 1972 et 1973, où elles atteindront une durée de près d’un quart d’heure. Malheureusement, elles ne connaîtront pas de gravure officielle, sauf une version plutôt bâclée dans le film Pink Floyd à Pompéi.
Pendant toute la seconde moitié de l’année 1969 et plus épisodiquement par la suite, Careful sera joué à la suite de Green Is the Colour. Il est d’ailleurs probable que c’est le cas de la version jouée sur Ummagumma, Green Is the Colour étant coupée au mixage. Par la suite, il sera joué seul à presque tous les concerts jusqu’en 1973, année où certaines interprétations atteindront au grandiose. Après la sortie de The Dark Side of the Moon en mars 1973, le groupe laissera tomber son morceau-fétiche, ne le rejouant plus qu’une ultime fois lors de la tournée Animals en 1977. Careful n’est alors plus qu’une trame exsangue et sans substance, usée jusqu’à la corde. Son gimmick de basse lancinante réapparaîtra en 1979 dans Good Bye Cruel World (« Adieu monde cruel », album The Wall).
Échange de bons procédés
Careful figure dans le film Pink Floyd à Pompéi, illustré par des images d’éruptions volcaniques et de torrents de lave. Ces images sont signées Haroun Tazieff. Certaines sont même toute récentes, provenant des éruptions de l’Etna au cours du printemps et de l’automne 1971 (l’auteur de ces lignes a eu la chance de gravir le volcan jusqu’à son sommet entre ces deux périodes éruptives). Le célèbre inventeur de la volcanologie appréciait ouvertement la musique de Pink Floyd et s’en servait souvent à la même époque pour sonoriser les documentaires qu’il réalisait pour la télévision française. Il y a eu là un échange de bons procédés entre personnes de qualité.
Avatars
Dès sa création et un peu après, Careful With That Axe Eugene connaîtra deux avatars. En 1969, nous venons de le voir, il sera intégré, sous le titre Beset By Creatures of the Deep, à la longue suite The Journey (« le voyage »), première tentative du groupe, avec The Man, de réaliser une longue pièce conceptuelle. Rien ne distingue cette version de celle courante, sinon l’absence de chuchotement de la phrase-titre Careful…
L’autre avatar de Careful se nomme Come In Number 51, Your Time Is Up (« Viens, Numéro 51, ton temps est fini » ?), et figure à la fin de la BO du film de Michelangelo Antonioni, Zabriskie Point, en 1970. Cette courte (5 minutes environ) mais néanmoins honnête version de Careful se distingue, elle, en plus de l’absence de chuchotement de la phrase-titre, par sa conclusion abrupte en fin de seconde partie, qui l’ampute de toute la troisième partie apaisée. Cette musique colle parfaitement aux images au ralenti de l’explosion d’une villa à la fin du film.
À propos du cri de Careful
Quand Waters est en forme, son cri glace le sang. Il vient de très loin, du fond de ses tripes. Et l’on peut se demander s’il n’aura pas, durant toutes ces années où Careful sera joué de façon systématique, un rôle thérapeutique pour le chanteur-bassiste : c’est curieusement à partir du moment où le morceau sera rayé par le groupe de son répertoire scénique, après le succès de The Dark Side of the Moon, que les tensions monteront en son sein, jusqu’à aboutir, d’abord d’une façon constructive, à The Wall en 1979, puis d’une façon négative à la sécession de Waters après l’ennuyeux The Final Cut en 1983, puis aux tracasseries juridiques que lui et ses ex-collègues se feront par la suite.
Ce cri deviendra finalement un dessin, l’affiche du film Pink Floyd The Wall en 1982, due à Gerald Scarfe, et qui n’est pas sans rappeler le célèbre tableau de Edvard Münch,… Le Cri.
Careful with those discs...
Careful With That Axe Eugene figure officiellement sur les albums Relics (compilation de 1971) et Ummagumma (Live, 1969), ainsi que sur la vidéo et DVD Pink Floyd à Pompéi (1972). La version d’Ummagumma est honnête, sans plus. Celle de Pompéi, que nous avons évoquée plus haut, est carrément bâclée, si on la compare avec celles que donnait le groupe sur scène à la même époque. Quant à celle de Relics, qui est la première version studio officielle, elle figurait en face B d’un 45 tours qui n’a eu qu’un médiocre succès (la face A était occupée par Point Me at the Sky, de Waters), et n’a guère qu’un intérêt documentaire. Curieusement, le morceau-fétiche des jeunes années du groupe brille par son absence dans la compilation Echoes, The Best Of Pink Floyd (comme un autre grand morceau de cette époque, A Saucerful of Secrets). Les plus belles versions de Careful ne figurent donc que sur des pressages pirates, et l’on ne peut que le déplorer…
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Auteur de la page :
Blue Berry.