The Dark Side of the Moon
(Auteurs : David Gilmour, Nick Mason, Roger Waters, Richard Wright)
Alors que certains de ses membres approchent de la trentaine, Pink Floyd, dont la réputation a largement dépassé le cadre du public rock, quitte les lointaines nébuleuses de A Saucerful of Secrets pour revenir sur Terre. Plus que cela même, le groupe, emmené par Waters, s’en va explorer les profondeurs de l’âme humaine.
Retour sur Terre
Le titre « La face cachée de la Lune » pourrait laisser croire qu’il s’agit d’une nouvelle œuvre inspirée par la science-fiction. Pourtant, cet opus floydien n’a rien à voir avec l’accompagnement musical des premiers pas de l’Homme sur la Lune, connu sous le titre Moonhead ou Oneone que des chaînes de télévision avaient commandé au groupe en 1969.
Ici, la lune va revêtir un caractère symbolique, et nous allons flirter avec la psychanalyse. Comment présenter une œuvre comme The Dark Side of the Moon ? En étudier chaque passage indépendamment des autres, comme nous l’avons fait jusque là, a-t-il un sens ? Ne vaut-il pas mieux considérer l’album comme un tout homogène, et le présenter dans son ensemble, quitte à en étudier chaque passage comme une individualité à la fois en parfaite cohérence avec son contexte et sa continuité, et tout aussi parfaitement distinct par sa personnalité, sa sonorité, son rythme ? Le miracle de The Dark Side of the Moon tient peut-être dans cet équilibre réussi entre homogénéité et diversité, auquel il faut ajouter l’impact direct sur l’auditeur des sujets abordés, la vie, l’amour, la mort, le fric, les conflits, l’aliénation, la fuite du temps, qui nous concernent tous, peu ou prou. Bref, The Dark Side of the Moon nous parle de notre confusion, avec… une cohérence parfaite.
Cohérence...
Celle-ci, tout d’abord, va s’exprimer à travers des couleurs musicales. La récurrence, sur de nombreux morceaux (Breathe, Time, The Great Gig in the Sky, Us and Them, Eclipse), d’un type d’accords dont jusqu’alors Pink Floyd n’a pas fait un usage excessif, les septièmes majeures, donne à l’ensemble un couleur bien particulière et procure à l’auditeur une profonde sensation d’espace. (Un accord de septième majeure est composé des trois notes d’un accord ordinaire, dominante, tierce et quinte, auxquelles s’ajoute la note située un demi-ton en dessous de la dominante. Exemple : pour un Do7M, on a do-mi-sol-si)
De plus, à plusieurs reprises, revient une courte phrase de deux accords comme un leit-motiv, déclinée en différentes tonalités. C’est elle qui introduit l’œuvre en exposant le thème de Breathe, c’est alors un binôme mi mineur 9è – la majeur 7è. On la retrouve bien sûr dans la reprise du même Breathe après Time, puis, très rapidement après, dans The Great Gig in the Sky où, montée de trois demi-tons, elle devient sol mineur 7è – do majeur 9è. Enfin, la revoici en ré mineur 7è – sol majeur 7è dans Any Colour You Like où elle est répétée ad libitum. Et nous retrouverons encore ce thème dans un autre resté fameux : les 4 notes de guitare qui introduisent le 3ème mouvement de Shine On You Crazy Diamond, dans Wish You Were Here, où nous sommes dans la tonalité de The Great Gig in the Sky : sol mineur 7ème – Do 7ème / 9ème.
Finalement, tous les mouvements possèdent des durées assez proches, entre 3 et 5 minutes, ce qui renforce l’impression d’homogénéité. Seuls, en concert, Money, Any Colour You Like et parfois The Great Gig in the Sky, dépasseront notablement ce cadre de durée.
D’autres lignes de cohérence apparaissent à travers les paroles, dont certaines se répondent d’une chanson à l’autre. Le thème de la lune, ainsi que, corrélativement, celui du soleil, reviennent régulièrement, pour finir par se rejoindre dans l’éclipse finale. Dans Breathe, le lapin doit oublier le soleil, alors qu’il est question de chevaucher la vague de la marée (the tide). La marée, rappelons-le, est un phénomène lié à l’attraction lunaire. Dans Time, l’on court après le soleil. Enfin le personnage central de Brain Damage est un « lunatic », mot dont l’étymologie est assez claire…
...et diversité
C’est en jouant sur un savant cocktail de tempos, de couleurs et de puissances sonores que Pink Floyd sait captiver l’attention de l’auditeur et lui évite de tomber dans l’ennui que pourrait engendrer l’écoute d’une œuvre trop égale d’un bout à l’autre. Au sein d’un même morceau, l’on passe ainsi d’un piano à un mezzo-forte, voire un fortissimo (Breathe, Time, Us and Them…).
De même, si certaines plages sont franchement rock (Time) ou néo-bluesy (Money), d’autres vont fureter du côté du folk (Brain Damage) et du classique-jazzy (The Great Gig). Enfin, l’une d’elle annonce franchement la techno avec plus de 15 ans d’avance : On the Run.
Très remarquée va être aussi le retour, dans le son floydien, des cuivres dont l’orchestre n’a, jusqu’alors, pas fait un usage débordant : on n’en trouve guère que dans le surréaliste Jugband Blues de Barrett, dans Biding My Time et Summer '68, sous la « patte » jazzy de Rick Wright, et bien sûr dans Atom Heart Mother sous celle, à tendance contemporaine un poil lourdingue, de Ron Geesin. Dick Parry, ami du groupe, va joindre la chaleur de son saxophone au son bien carré de la formation rock. Tout aussi remarquée est la collaboration de choristes féminines, et notamment de Clare Torry dans The Great Gig in the Sky. C’est d’ailleurs la première fois, si l’on considère que les parties de flûte de Green Is the Colour et The Grand Vizier's Garden Party ne sortent guère du clan Pink Floyd puisque dues à Lindy, l’épouse de Nick Mason, et si l’on excepte les chœurs et cuivres d’Atom Heart Mother, et l’Armée du Salut sur Jugband Blues, que Pink Floyd fait appel à des musiciens extérieurs au groupe pour la réalisation d’un album , et pour les concerts qui suivront. Cela deviendra une habitude, et plus jamais l’on ne verra le groupe sous la forme d’un simple quatuor sur scène. Une page se tourne.
La face cachée de la Lune, révélée sur scène
Pink Floyd commence à présenter The Dark Side of the Moon en public dès le mois de janvier 1972. L’œuvre, qui ne porte encore que le nom d’Eclipse, est alors déjà structurée telle qu’elle sera publiée seulement 15 mois plus tard. En fait, seules deux pièces diffèrent radicalement de celles que nous connaissons : On the Run et The Great Gig in the Sky.
En artisans consciencieux à l’extrême et avec un tout jeune ingénieur du son très prometteur, Alan Parsons, Gilmour, Mason, Waters et Wright peaufineront l’opus pendant plus d’un an, pour obtenir le résultat artistique et… financier que l’on sait.
La face cachée de la Lune sera jouée dans son intégralité lors de chaque concert de janvier 1972 à juillet 1975. Money et Us and Them seront joués en rappel en 1977, puis l’ensemble disparaîtra du répertoire scénique de Pink Floyd pour ne réapparaître, d’abord partiellement, que dans la méga-tournée de 1987-88, puis intégralement au cours de celle de 1995.
Roger Waters aussi reprendra l’oeuvre intégrale en 2006.
L'une après l'autre, les phases cachées de la Lune
Speak to Me
(Auteur : Nick Mason)
C’est par un collage sonore, dû à Nick Mason, que débute The Dark Side. Un battement de cœur nous signifie clairement que les soucoupes volantes sont renvoyées à leurs froides infinités intergalactiques, et que nous allons pénétrer dans un autre monde, beaucoup plus familier celui-là, celui de nos émotions. Soutenu par cette succession de systoles et diastoles, Speak to Me (« Parle-moi ») s’enrichit de bruitages divers : tic-tac d’un réveil, dialogues lointains, rires sardoniques, vibratos et nappes sporadiques et inquiétantes de synthétiseur… Puis l’orgue gronde et monte en crescendo, soutenant un chant-cri féminin qui évoque musicalement une femme qui accouche dans la douleur, voire la terreur.
Que l’on y voie une naissance ou le simple réveil d’une nuit agitée, il s’agit en tous cas d’une émergence. Et celle-ci est empreinte d’un caractère nettement angoissé, voire pathologique.
Les paroles qu’ont entend dans ce morceau et leur traduction sont là.
Breathe
(Auteurs : David Gilmour, Roger Waters, Richard Wright)
Le thème du second mouvement, le premier véritablement musical de l’œuvre, émerge de l’explosion sonore de Speak to Me dans une couleur sonore proche de celles de The Narrow Way et Echoes. Les guitares sont aériennes, l’une d’elles est jouée en lapstyle, renforçant cette sensation d’espace que crée les accords en septième majeure, comme nous le mentionnions plus haut. Le rythme, lent et bien carré, balance sans aucune lourdeur. Gilmour pose sur cette trame les premières paroles de l’opus.
C’est une exhortation « Respire, respire l’air ! Ne crains pas d’être prudent… » qui confirme l’idée d’une naissance. Waters va directement au but, à l’essence-même de la vie. Lorsqu’il écrit, sur un tempo plus lent, « Aussi longtemps que tu vivras, aussi haut que tu voleras ; et tes sourires, tes pleurs, tout ce que tu toucheras et tout ce que tu verras, c’est ce qui fera ta vie » le bassiste-parolier semble prolonger le propos de Gilmour qui, dans Childhood's End, disait : « Tu t’éveilles avec, au départ, le seul battement de ton cœur ; juste un homme sous le ciel, rien que deux oreilles, rien que deux yeux ».
Très vite, la condition humaine se révèle peu enviable :
« Cours, petit lapin, cours ! Creuse ton trou, oublie le soleil ! Et quand ton job est enfin fini, ne te pose pas, il est temps d’en creuser un autre… »
Avec, pour parachever le tableau, cette vision peu enthousiasmante :
« Balancé sur la plus haute vague, tu cours tout droit vers une mort précoce »
Les paroles et leur traduction sont là.
Parenthèse à propos de Breathe
Breathe est le titre d’une composition antérieure de Waters pour The Body en 1970, pour lequel il avait d’ailleurs basé toutes ses compositions sur la même trame musicale. Sea Shell and Stone, Breathe, Sea Shell And Soft Stone et Give Birth to a Smile comportent en effet rigoureusement la même grille d’accords. Le nouveau morceau que Waters compose, sous le même titre, pour The Dark Side of the Moon, est une refonte totale de cette pièce avec laquelle il n’a plus grand chose à voir. Néanmoins, nous retrouverons la grille d’accords de ce premier Breathe dans Brain Damage, vers la fin de The Dark Side. Nous verrons comment.
Les paroles de ce Breathe sont là, mais pas encore leur traduction. Cependant, cela ne saurait tarder !
On the Run
(Auteurs : David Gilmour, Roger Waters)
Et de fait, pour ce qui est de courir, le titre suivant l’exprime assez clairement. On the Run peut se traduire par « dans la course », « sans répit » ou encore même « en cavale ». Cet instrumental frénétique, à l’origine une jam bluesy entre la guitare et les claviers soutenus par une rythmique musclée, est devenu au cours des dernières semaines d’enregistrement une séquence avant-gardiste basée sur les synthétiseurs dont le duo Gilmour-Waters semble découvrir avec ravissement les possibilités.
Ainsi, sur une trame métronomique de boites à rythmes, développent-ils des spirales et des volutes synthétiques hallucinées, sur lesquelles ils collent des échantillonnages sonores divers : bruits de pas de course, dialogues, appels angoissés, et pour finir, le crash d’un avion.
Boites à rythmes, boucles synthétiques, samples, ils sont en train, en ce début 1973, de créer un genre musical qui n’apparaitra vraiment que 15 ans plus tard : la techno. Significativement d’ailleurs, au cours des concerts de sa « renaissance » en 1988-89, alors qu’explose la vague techno, Pink Floyd rejouera ce titre, seul et sorti de son contexte, comme si César voulait enfoncer le clou en rappelant ce qui appartient à Jules.
Sauf que eux ne laissent pas à l’ennui le temps de s’installer : ils limitent leur morceau à 4 minutes.
Les paroles qu’on peut entendre dans ce morceau et leur traduction sont là.
Time
(Auteurs : David Gilmour, Nick Mason, Roger Waters, Richard Wright)
Le temps, justement, est bien le sujet du mouvement suivant. Le temps qui passe, le temps qui fuit… L’avion s’est crashé à la fin de On the Run, et ne subsiste plus qu’un vague brouhaha, une brume sonore d’où émerge le tic-tac d’un réveil. Brusquement, celui-ci se met à sonner, bientôt rejoint par tout ce que la Terre peut porter comme carillons, comtoises, horloges et pendules en tous genre, et peut-être même Big Ben itself. Et tant qu’à faire, tout ceci est légèrement dissonant, et l’on a envie de demander grâce pour nos oreilles agressées.
Quand toute cette cacophonie s’apaise enfin sur un carillon qui s’éloigne, une nouvelle boîte à rythme métronomique émerge, sur laquelle David Gilmour applique, relayant le carillon, un mi majeur monumental, puis, quelques mesures plus tard, un fa dièse mineur du même tonneau, avant de revenir au mi, et ainsi de suite. Dans les vides laissés entre les accords, Rick Wright tisse progressivement une belle trame au vibraphone, ou à l’orgue en registre vibraphone. Rejoints par le synthé en nappes discrètes, les instruments exposent ainsi progressivement, en crescendo, le thème du couplet qui vient.
Ils passent en la majeur, avant de revenir au mi puis au fa dièse mineur, et Gilmour, de la même voix énergique qu’il a exposé Breathe, entonne le premier couplet de Time.
« Rejetant tous les moments générateurs d’ennui, tu brûles et gaspilles ta vie à pleines poignées… »
En substance, tu brûles la vie par les deux bouts, mais celle-ci est vide, et tu attends qu’on te donnes le top de départ pour la vivre vraiment… Notons que dans les toutes premières présentations publiques de l’œuvre, en janvier et février 1972, ce couplet n’a encore que ses deux premiers vers, et manque singulièrement de punch.
C’est Wright qui chante le couplet suivant, sur un tempo plus lent, et bourré des fameux accords de septième majeure évoqués plus haut. Il continue de dresser le tableau d’une vie placée sous le signe du vide : tu glandes toute la journée dans le désœuvrement en imaginant avoir toute la vie devant toi. Mais un jour tu te réveilles, « t’as pris dix ans, et t’as loupé ton départ ! » On pourrait croire ces paroles sorties de la bouche d’un Johnny Rotten, et pourtant, l’on est en 1973, soit 4 ans avant Never Mind The Bollocks… Wright est rejoint, sur les deux derniers vers, par Gilmour qui chante à la tierce.
L’instrumental qui suit est basé sur les grilles d’accords des couplets précédents, et donne à Gilmour l’occasion d’envoyer vers les étoiles un de ses plus fantastiques solos, soutenu par les choristes qui l’accompagnent quand sa guitare « atterrit », et qu’il reprend le chant :
« Et tu cours après le soleil, mais il décline…pour réapparaître derrière toi. En fait, il est bien le même, mais c’est toi qui vieillit, le souffle court, chaque jour plus près de la mort »
Wright, comme lors de la première partie, prolonge, sur un tempo lent, le propos :
« Chaque année se fait plus courte, et tu n’as jamais le temps. Tes projets échouent ou ne dépassent pas quelques lignes griffonnées. Se cramponner à un désespoir tranquille est typiquement britannique. Le temps est passé, la chanson est finie, et il me semblait bien avoir encore à dire… »
Rejoint de la même façon par Gilmour sur les deux derniers vers. Nous remarquerons que, parfois en concert, Wright changera le premier vers par « Chaque jour se fait plus court… », reflétant ainsi le sentiment angoissant que l’on éprouve dès la trentaine atteinte (et qui s’accentue par la suite !) d’un temps qui se rétrécit inexorablement.
En un apparent paradoxe, Time, qui évoque l’inexorable fuite du temps, est une pièce qui traverse les décennies (déjà quatre !) sans rien perdre de sa pertinence. Son propos est …intemporel. Remarquons que c’est le dernier titre que cosigneront les quatre membres de Pink Floyd.
Le dernier vers se termine sur un changement de ton en fa majeur septième, qui permet de retrouver le mi mineur 9ème du début de Breathe, dont le troisième couplet vient offrir une conclusion à Time.
Les paroles et leur traduction sont là.
Breathe (reprise)
(Auteurs : David Gilmour, Roger Waters, Richard Wright)
Jusqu’alors, de nombreuses pièces de Pink Floyd ont été composées selon le schéma « couplets 1 et 2 – instrumental – couplet 3 ». Waters a repris ce schéma pour Breathe, sauf que cette fois, au lieu de l’instrumental central, il sépare les couplets 2 et 3 par deux autres morceaux, en l’occurrence On the Run et Time. Cette récurrence renforce la cohésion de l’œuvre, et il réutilisera ce procédé plusieurs fois par la suite : Shine on You, Crazy Diamond (1975) et Pigs on the Wing (1977) obéiront au même schéma. Enfin, en 1979, le fameux Another Brick in the Wall sera éclaté en trois couplets dispersés tout au long de la première partie de The Wall.
Ce troisième couplet de Breathe, après la course effrénée de On the Run et Time, se présente comme une pause :
« Enfin chez soi ! Que j’aime à m’y retrouver dès que possible ! Quand je rentre transi et crevé, qu’il est bon de réchauffer mes vieux os devant le feu ! »
C’est de la poésie simple et immédiatement accessible à des millions d’auditeurs qui reconnaissent immédiatement le réalisme de ce tableau.
Puis, quand nous écoutons les vers suivants de Roger Waters, « Au loin, à travers les champs, le tintement de la cloche d’airain appelle les fidèles à genoux, pour écouter de douces incantations magiques. » ne croirait-on pas entendre une description de L'Angélus de Millet, dont il semblerait s’être inspiré ? Au cours des concerts de la monstrueuse tournée Division Bell, en 1994-95, un tintement de cloche sera effectivement ajouté dans ce passage. On peut être septique sur l’opportunité de cet ajout qui s’apparente à un pléonasme sonore…
Breathe s’évanouit dans un si mineur qui va permettre l’articulation du mouvement suivant.
Les paroles et leur traduction sont là.
The Great Gig in the Sky
(Auteur : Richard Wright)
À l’origine, ce mouvement s’appelle The Mortality Sequence (« la séquence mortuaire ») et se présente comme une longue mélopée d’orgue, plus ou plus inspirée du troisième mouvement de A Saucerful of Secrets, sur laquelle on entend un prédicateur réciter des passages de la Bible. Ainsi est présentée cette pièce pendant la première moitié de l’année 1972.
Puis, peu avant l’été, Wright retravaille complètement sa composition en la basant sur une somptueuse suite d’accords au piano, que vient rejoindre en un crescendo l’orchestre entier, moins la guitare, avant un retour au calme qui laisse le piano quasiment seul à nouveau. Les vocalises magnifiques de la chanteuse Clare Torry n’arriveront que lors de l’enregistrement définitif, quelques jours avant la sortie officielle de l’album, de même que les glissades aériennes de bottleneck de la guitare.
Gilmour et Wright raconteront plus tard que Clare Torry s’est presque excusée de sa prestation, qu’elle estimait bien médiocre, alors qu’ils étaient tétanisés par son talent. Ces perfectionnistes avaient trouvé plus perfectionniste qu’eux-mêmes ! Même si d’autres choristes, souvent de grand talent, lui ont succédé sur cette pièce d’anthologie, Clare Torry reste nimbée de cette aura de « la première voix » de The Great Gig, et, en tant que telle, est inoubliable.
Il arrivera, au cours des tournées de 1974-75, que Rick Wright, se sentant en forme, étire un peu cette pièce en lui donnant, avec la complicité de Nick Mason, une tournure de jam jazzy. Ces deux-là donnent ainsi libre cours à leur goût commun pour le jazz, ce goût qui les a réunis dès 1962, il y a déjà plus de dix ans…
Mais en fait, quel est le propos de The Great Gig in the Sky ? On peut traduire le titre par « Le grand spectacle dans le ciel », mais aussi « la grande gigue… », la gigue étant une danse populaire joyeuse qui se pratique en couple, et aussi une forme de musique de chambre. « Gig » signifie aussi « charriot », et le titre devenant « Le grand charriot dans le ciel », nous pensons à la Grande Ourse, appelée ainsi également.
Si la première mouture The Mortality Sequence avait un côté ouvertement lugubre, il n’en est pas de même pour Great Gig dont les paroxysmes peuvent être qualifiés d’orgasmiques. La Vie, l’Amour, la Mort, Eros et Thanatos… Le ciel nous offre, sous le piano de Rick Wright, le spectacle grandiose de constellations, en mutation permanente, qui s’aiment ou se déchirent. La Vie est universelle. L’Univers est la Vie. Tout est dans tout. Et réciproquement…
On retourne le disque (oui, nous en sommes restés au 33 tours !)
Les paroles qu’on peut entendre dans ce morceau et leur traduction sont là.
Money
(Auteur : Roger Waters)
Nous évoquions Millet à propos de la reprise de Breathe. Nous restons dans les céréales, mais à présent il s’agit de blé. Et dans ce domaine, Money va se révéler très vite du genre « céréales killer » et devenir « comment se faire un max de fric tout en dénonçant son pouvoir », à la grande surprise du groupe, et surtout de Waters lui-même.
Il est probable que lorsqu’il compose, en 1971, la première démo de cette chanson, il ne vise pas le tube, il n’ose même pas l’envisager. Pourtant, bingo, jackpot et quarté gagnant ! Ce succès planétaire, qui va les surprendre et les dépasser tous les quatre, sera pour eux très long à digérer, et d’ailleurs le sera-t-il jamais ? L’opération commerciale « Pink Floyd, Gini, une musique, un goût étrange venus d’ailleurs » suivra bientôt en 1974, et on leur reprochera assez cette compromission. C’est peut-être aussi les premières gouttes du venin de la discorde, mais cela, personne ne le sait encore, et ne peut même le soupçonner. Waters ne dit-il pas : « OK, Jack, ça baigne, mais bas les pattes de mon magot ! ».
Les bruits de bandit manchot et de caisse enregistreuse, le riff de basse, la voix puissante et un tantinet agressive de Gilmour, le solo nerveux du saxophoniste Dick Parry, sont trop connus pour qu’il soit nécessaire de revenir dessus une fois de plus. L’on remarquera cependant avec pertinence que Waters emploie pour ce morceau de légende qui dénonce le pouvoir et la perversion de l’argent, une forme à peine dévoyée du bon vieux blues, musique de pauvres par excellence. Mais il l’emploie sur un rythme tarabiscoté à sept mesures. « L’argent, dit-il dans son dernier couplet, est un crime. Partage-le gentiment, mais touche pas à mon gâteau. L’argent, prétendent-ils, est à l’origine de tous les maux d’aujourd’hui. Mais si tu leur en demandes un peu plus, ne t’étonne pas qu’ils te donnent que dalle ! ». Bonjour l’hypocrisie ! Et cette hypocrisie que dénonce Waters, il en sera, avec ses collègues, la première cible, empêtrés dans le succès du titre et de l’album comme une araignée dans sa propre toile.
Chez lui, cette culpabilité d’avoir gagné un paquet de fric en composant, le comble, un hit anti-fric, va s’ajouter à celle, freudienne, de vivre alors que son père est mort à la guerre, en plus de celle, tout aussi freudienne, de vivre du succès d’un groupe dont il a symboliquement tué le père, Syd Barrett, en l’évinçant. S’en remettra-t-il jamais ? Rien n’est moins sûr : chacun porte un fardeau, dont il hérite inconsciemment des générations précédentes, et seul un travail en profondeur sur soi-même peut arrêter la transmission perverse de tels héritages. Il faudrait demander aux enfants de Waters ce qu’ils en pensent…
Des actions régulières en faveur d’œuvres humanitaires telles que Amnesty International ne laveront jamais tout à fait Waters et ses collègues de la suspicion tenace d’avoir visé le jackpot par ce titre. Cette suspicion, pourtant, n’est pas fondée : Waters connaissait-il la recette sûre à 100% pour mijoter un hit planétaire ? D’ailleurs, quelqu’un la connaît-il ? Cela se saurait, est-on tenté de répondre.
Les paroles et leur traduction sont là.
Us and Them
(Auteurs : Roger Waters, Rick Wright)
Tandis que s’estompe en écho la voix de Gilmour sur le dernier vers de Money, une nappe d’orgue monte, et, rejointe sur un tempo lent par la guitare en arpège, puis le saxophone tout en velours, expose le thème suivant. L’ambiance sonore est presque celle d’un slow d’été formaté pour les boîtes de nuit. Pourtant, le propos n’est pas les filles et les amours de vacances, c’est les rapports difficiles entre les êtres, la non-communication, la violence, la guerre, c’est « nous et eux », eux, sous-entendu, « en face ». Wright a, pour ce mouvement, « recyclé » une composition au piano qu’il avait proposée à Michelangelo Antonioni pour Zabriskie Point, et que ce dernier avait écartée : The Violent Sequence. Ce thème instrumental plutôt calme, répétitif et presque monotone devait illustrer une scène d’émeute. Roger Waters lui-même, et malgré les graves dissensions qui s’élèveront entre Wright et lui-même, reconnaîtra des années plus tard la grande qualité de cette composition, ainsi que celle de The Great Gig.
Les paroles et leur traduction sont là.
Any Colour You Like
(Auteurs : David Gilmour, Nick Mason, Richard Wright)
Des nappes de synthé sur les deux accords ré mineur 7è et sol majeur 7è, transposition du thème initial de Breathe, sur lesquelles Wright développe des volutes aériennes, introduisent cet instrumental riche en couleur sonores, ce qui justifie son titre « Quelque soit la couleur que tu aimes ». Bientôt, Gilmour vient poser sur ces nappes le son grassouillet, généreux et volontaire de sa guitare qui s’envole vite vers de hautes sphères musicales.
En fait, il y a deux parties de guitare entrecroisées qui semblent se répondre. Sur scène, Gilmour étant seul guitariste, la restitution de ce son ne sera pas possible : le guitariste auxiliaire Snowy White n’arrivera pour le seconder qu’en 1977, sur la tournée Animals, à une époque où Pink Floyd ne joue plus l’intégrale de “Dark Side”. En revanche, les guitares croisées reviendront lors des tournées monstrueuses de 1994-95 au cours desquelles Dark Side est rejouée intégralement. Gilmour est alors secondé par Tim Renwick.
Brain Damage
(Auteur : Roger Waters)
Quand la guitare de Gilmour retrouve le plancher des vaches, elle délivre un arpège cristallin derrière lequel on attend une balade folk à la Donovan, tout juste électrifiée. Effectivement, ce Brain Damage (« dérèglement mental ») contraste, pas sa sobriété, avec la flamboyance de Any Colour You Like et rappelle If ou Green Is the Colour. Mais sur cette mélodie d’apparence plutôt anodine, viennent se poser les paroles les plus pathétiques de tout l’album.
Cette mélodie mérite cependant qu’on s’y arrête : les couplets 1 et 3 sont basés sur la même grille d’accords que le Breathe primitif de Waters, celui de The Body, à une toute petite nuance près, qui fait toute la différence. La grille initiale est celle-ci : ré, sol, mi, la 7ème, le tout en majeur. Dans Brain Damage, elle devient : ré, sol 7ème, ré, sol 7ème, mi, la, la 7ème. C’est la transformation du sol d’origine en sol 7ème qui fait toute la différence et donne à Brain Damage cette couleur musicale particulière, profondément distincte de celle du premier Breathe, en dépit d’une orchestration assez proche.
Revenons sur les paroles : cette pièce fait directement référence au grand absent, le poète-fondateur de Pink Floyd, Syd Barrett lui-même. La blessure oedipienne engendrée par son départ, quatre ans auparavant (Waters écrit Brain Damage dès le début de 1972, Syd Barrett a quité le groupe début 1968), est encore vive au sein du groupe qui n’a pas fini de s’en flageller.
« Le cinglé est sur l’herbe… Il se souvient des jeux, des guirlandes de marguerites et des rires faits pour retenir les cinglés sur le chemin… Les cinglés sont dans le hall, le journal garde leurs visages fermés tournés vers le sol, et chaque jour, le livreur en apporte plus… »
Sentiment d’inexorabilité, de « on en rajoute toujours plus » … La déchéance mentale de Barrett est clairement évoquée : « Et si la digue craque bien des années trop tôt… si ta tête explose de sombres pressentiments » avec un clin d’œil au Fool On the Hill des Beatles : « Et s’il n’y a plus de place sur la colline… ».
Plus loin, « Tu lèves ta lame, tu fais l’échange, tu me rectifies jusqu’à ce que je sois sain » assure une continuité entre « par pitié, ne me plantez pas vos électrodes dans le cerveau » de If (Atom Heart Mother, 1970) et « juste une petite piqûre (…) ça va t’aider à tenir le coup pour le spectacle » de Comfortably Numb (The Wall, 1979).
Surtout, quand il écrit et chante « Il y a quelqu’un dans ma tête, mais ce n’est pas moi. Et si le nuage éclate et tonne dans ton oreille, tu cries et personne ne semble entendre… », Waters semble décrire une pathologie infernale que quiconque y est confronté(e) peut reconnaître : l’autisme. L’autisme, on le sait, est souvent lié à la schizophrénie. Or c’est bien cette dernière que l’on a diagnostiqué chez Barrett. Mais le bassiste-parolier parle-t-il encore de Syd, ou bien déjà de lui-même ? Le concept de l’emmurement mental qu’il développera dans quelques années est récurrent sous sa plume : « Témoigne-t-il, l’homme qui délire devant le mur ? » (Set The Controls For the Heart of the Sun 1967). Cette idée du mur évoque irrésistiblement le titre du livre de Bruno Bettelheim consacré, justement, à l’autisme, La Forteresse Vide, et récent à l’époque (il est paru en 1967, l’année-même où Waters compose Set the Controls), même si certaines thèses de Bettelheim apparaissent aujourd’hui inutilement culpabilisantes et obsolètes.
Mais dans le cas de Waters, cet enfermement mental apparaît plus comme sa seule réponse adaptative de survie, dans son enfance, face à une histoire et un contexte familiaux et sociaux plutôt lourds, que comme une pathologie génétique. Si nous ne connaissons guère de son histoire que sa mère possessive (Mother 1979), son père disparu prématurément au combat (les albums The Wall (1979) et The Final Cut, 1983), et sa scolarité traumatisante (Happiest Days… et Another Brick…, 1979), une étude plus approfondie de son histoire familiale nous en apprendrait sans doute beaucoup…
Enfin, les derniers vers annoncent la couleur :
« Si l’orchestre auquel tu appartiens commence à jouer des airs différents, je te retrouverai sur la face cachée de la Lune »
Ne soyons donc pas étonnés si l’ancien répertoire scénique de Pink Floyd disparaît entièrement à ce moment-là, à la seule exception de Echoes qui survivra jusqu’en 1975.
Les paroles et leur traduction sont là.
Eclipse
(Auteur : Roger Waters)
Après une ultime reprise instrumentale du thème de Brain Damage au synthétiseur, habillée par des rires et bribes de conversation préenregistrés, l’orchestre se trouve réuni, avec les choristes, pour exposer le thème de la coda de l’œuvre. Une grille de quatre accords, parmi lesquels un ultime septième majeur, un si bémol en l’occurrence, forme la base harmonique de Eclipse.
Cette chanson est construite comme une litanie répétitive, procédé que Waters emploiera de nouveau à la fin de Dogs (Animals 1977), une liste répertoriant ce qui constitue l’essence de la vie :
« Tout ce que tu touches, ce que tu vois, ce que tu goûtes, ce que tu ressens… Tout ce que tu aimes, ce que tu hais, ce dont tu te méfies, ce que tu sauves… »
Les premiers vers d’Eclipse viennent en réponse à ceux de Breathe, qui ouvrait l’album :
« Les sourires que tu donneras, et les larmes que tu verseras, et tout ce que tu touches et tout ce que tu vois, c’est tout cela qui fera ta vie »
Petite parenthèse
À ce sujet, il n’est peut-être pas inintéressant de remarquer que plusieurs vers d’Eclipse rappellent ceux d’un poème du chapitre III de L’Ecclésiaste, construit de manière très similaire, et qui dit, entre autres :
« Un temps pour tuer, un temps pour guérir… un temps pour détruire, un temps pour construire… un temps pour garder, un temps pour jeter… un temps pour aimer, un temps pour haïr »
Ce poème comporte 28 vers, tandis que, dans Eclipse, la grille de 4 accords est répétée 7 fois (si l’on excepte l’intro instrumentale), soit le même nombre 28, dans lequel les anciens sages, les kabbalistes entre autres, voyaient le nombre de la force et de la sagesse.
Rendu à destination, à l’autre bout de l’œuvre, Waters nous annonce que « Tout le présent, tout le passé, tout l’avenir, tout ce qui est sous le soleil est en accord, mais le soleil est éclipsé par la lune ». Absurdité d’une vie pour la réussite de laquelle tous les atouts semblent réunis, mais que l’absence de lumière, qui empêche d’en avoir seulement conscience, rend inutiles. Ainsi sommes-nous infiniment riches en potentialités, et pourtant nous restons figés par les angoisses, à ne pas pouvoir avancer un pied ou bouger une main, sans autre capacité que celle de constater avec désespoir notre impuissance.
Cette face cachée de la Lune est notre part d’ombre, notre « Dark Vador » intérieur, cette grosse boule lourde chargée de névroses, de non-dits et de conditionnements, héritée parfois de lointaines générations antérieures, et qui nous bloque dans notre évolution. Dans deux ou trois ans, Waters écrira, dans Wish You Were Here :
« Nous ne sommes que deux âmes perdues pataugeant dans un vivier, année après année, parcourant toujours le même vieux plancher. Et qu’avons-nous trouvé ? Les mêmes vieilles angoisses… »
Nous sommes désormais bien loin des planètes en folie de Astronomy Dominé, de la philosophie zen de Set The Controls For the Heart of the Sun, du collage surréalistico-académique d’Atom Heart Mother. Le retour sur Terre est rude et traumatisant. Pink Floyd, enfant puis adolescent inventif et créatif, souvent insouciant, est devenu un adulte qui réfléchit avec une petite tendance au nombrilisme, et ça ne va pas être drôle tous les jours…
« L’enfant a grandi, le rêve est parti », écrira Waters dans Comfortably Numb (The Wall 1979).
Les paroles et leur traduction sont là.
The dark records of the moon
The Dark Side of the Moon figure intégralement dans l’album éponyme (1973) et dans l’album live P.U.L.S.E. (1995) et sa vidéo. Mais le groupe a enregistré certains extraits séparément, dans différents albums.
Ainsi, trouve-t-on dans l’album live The Delicate Sound of Thunder (1988) Time et Money, alors que la vidéo du même contient en plus On the Run, The Great Gig in the Sky, Us and Them, mais non Money.
Ce dernier titre figure, en revanche, dans la compilation A Collection of Great Dance Songs (1981), et l’on trouve Brain Damage et Eclipse dans l’autre compilation nommée Works (1983).
La compilation Echoes, parue fin 2001, contient Time / Breathe reprise, The Great Gig in the Sky, Money et Us and Them.
Enfin, le double album en public de Roger Waters In the Flesh, paru en 2000, contient Breathe, Time, Money, Brain Damage et Eclipse.
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Auteur de la page :
Blue Berry.