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La nuit en Rose

Scans et transcription de l’article La nuit en Rose de François Ducray, paru en mars 1977 dans le n°122 du magazine Rock & Folk. Il s’agit d’un article sur le concert de Pink Floyd à Francfort en 1977.

Les cris d’angoisse du Floyd prennent d’étranges résonances dans le béton allemand. Le public applaudit poliment et attend Money.


Une salle des fêtes est une salle des fêtes, on ne peut rien contre le goût baveux d’une génération de mégalos satisfaits. Celle-ci n’est pas pire que les autres, et chauffée, ce qui n’est pas à négliger, mais éclairée comme un hall de banque la nuit, ce qui, en plus d’être pénible, révèle une paranoïa certaine dans les coursives. Pour le son, imaginez une soupière Régence, tout en ciment épais, aux dimensions du Pavillon de Paris: un paradis pour bal d’anciens combattants, un calvaire pour les ingénieurs. Tout de suite, sachez qu’il était pratiquement impossible de profiter de la célèbre sono quadraphonique du Floyd, sauf aux introductions, quand les doux vents du synthé se transformaient ironiquement en cyclones sous le couvercle du bâtiment. Les deux balcons sont archi-pleins, il ne reste plus qu’à se tailler un bout de place par terre, entre une classe de lycée tirant sur de gros joints, et une section de soldats américains razibus, braillards et bourrés comme des outres. Ici et là, quelques cadres ébahis, la cravate dans la poche et le confort en berne. Tout ce folklore peinard et joufflu des concerts, sans drame ni surprise, du moins souhaité comme tel par un public sans ambition. Quelques flics indifférents, quelques défoncés battant l’air enfumé, quelques ivrognes écrasant les phalanges et puis, sur le devant, tout autour de la scène, un groupe Hell’s Angels débonnaires. Les croix gammées sur les blousons ne gênent apparemment personne. Quand même étrange, ici, à Francfort.

Moutons

Il fait noir enfin, le grognement de la foule couvre les premiers bruitages jusqu’aux premières notes, hésitantes, du piano électrique. Rick Wright ouvre la cérémonie face à nous, égrenant un thème bucolique avec son air appliqué. La basse fameuse, métronomique, en écho, celle de One of These Days, vient déjà pervertir la quiète harmonie.

C’est Sheep, le meilleur morceau du nouveau disque, qui démarre en traître, avant que Nick Mason brise l’atmosphère initiale d’une non moins fameuse reprise de batterie, en deux temps, ample et lourde, mais sauvage comme aux beaux jours de A Saucerful of Secrets. Ah, et Waters qui s’approche du micro, se prend à crier toute la peur d’un monde grégaire et sans réflexes. Loin sur sa droite, mais pas trop, Gilmour commence à râper sa Fender sur les basses, et la machine complète s’ébranle dans un fracas inhabituel, tous rythmes opposés, broyant la belle ordonnance des vieux clichés célèbres. Alors, dès cette minute, on sent le Floyd réellement branché sur le ton de Animals. Et les plaintes des moutons, déjà, sont au moins celles des spectateurs qui se croyaient, pour une fois, à l’abri des agressions du rock : Sheep attaque, et c’est la dérision de bien des certitudes.

Le morceau s’accélère, il suit exactement le va-et-vient nerveux de la pomme d’Adam sur le cou de Waters, Waters lui-même poussant son râle frileux à la vitesse houleuse d’un troupeau saisi par la panique. Wright passe du piano à l’orgue et de l’orgue au synthé, qu’il fait mugir telle une sirène d’alerte sur tout un peuple figé d’effroi. Le rythme galopant cesse d’un coup, et les pitoyables bêtes n’ont plus qu’à se tasser dans un temple désossé pour adresser un ciel une dernière supplique.

De loin, du brouillard de la trouille, monte une prière bâclée, le troupeau affolé crie miséricorde en appelant de tous ses vœux un sauveur superman qui saura plus tard exiger tout de gratitude. Car, hurle Roger Waters à la fin, les moutons sont si lâches qu’ils préfèrent encore la tyrannie des chiens à l’invasion des porcs. Alors, tandis que du fin-fond de l’arrière scène surgissent deux grues mobiles, à têtes de pieuvres et tentacules de lumières rouges, bleues et vertes, la guitare devient épileptique, comme une escadrille de chasse ivre de meurtre, hachant la foule interdite de rafales multipliées, sifflantes, et tout aussi inattendues qu’un déluge de feu sur une population vaincue d’avance. Tout cela pour figurer que Sheep, en plus du texte méprisant, amorce un blitzkrieg formidable.

Pink Floyd est un drôle de groupe. Voilà quatre hommes qui symbolisent à merveille la création soignée, précise et super-réfléchie en matière de musique. Led Zeppelin fait figure de produit mal léché à côté du Floyd. Leurs albums, qu’on en apprécie ou non la saveur, demeurent des modèles de travail dans l’agencement des genres, de perfection dans l’exécution qui confinent parfois à la maniaquerie. Eh bien, ces gens ce sont offerts le plus bizarre, le plus vivifiant, le plus courageux des risques : bousculer les habitudes de leur publique en modifiant leur expression, une expression qui redevient sensible aux atmosphères, aux humeurs et aux corps, les leurs pour commencer. Redescendu de son véhicule cosmique inaccessible au mouvement des choses et des gens, Pink Floyd retrouve joyeusement la roulette excitante des bons et des mauvais soirs. C’est bien cela : Dark Side of The Moon, chacun des quatre pouvait en jouer sa part sans qu’aucun élément matériel ou affectif ait jamais pu en affecter le déroulement. C’est même tout le secret de son aboutissement, et de son succès. Mais Animals, c’est juste le contraire. Une musique aussi vulnérable aux vibrations d’un moment qu’un bon vieux Brown Sugar.

Sous cet angle, les deux concerts de Francfort furent exemplaires. Autant le premier fut mauvais, et les défauts du groupe se teintaient de couleurs tragiques, autant le second fut bon, et la musique acquérait une dimension qu’aucun disque ne peut restituer, éclairant la profondeur du sens des textes, et renversant les valeurs établies des constructions, en même temps que les nôtres.

Les défauts du Floyd, évidemment, gardent la mesure du groupe : ils ne sont pas minces. Il suffit qu’un des musiciens manque d’ardeur ou de conviction pour que pas un des titres de Animals n’atteigne le degré de détermination dont ils ont absolument besoin. Lorsqu’on sait que les hommes de Pink Floyd possèdent une fâcheuse tendance à la mollesse, il est facile d’imaginer ce qu’un Sheep bancal peut perdre : il n’en demeure que l’aspect discursif lassant de technocrates fatigués, ce relent qui échappe si vite aux groupes fortement mâtinés d’un intellectualisme nébuleux qui ne concerne plus grand monde. Que Wright s’égare dans un solo naïf, que Mason frappe trop lascivement ses caisses, que Gilmour dérape dans un chorus hagard, que Waters chante sans vigueur, et tout l’audacieux projet sombre dans la sénilité. Ce n’était pas exactement le cas le premier soir, mais il s’en fallut de bien peu. Le mérite du Floyd est d’avoir choisi la difficulté quand son vaste et sérieux public se contenterait aisément de Echoes et de Time ad eternam. Par contre, et c’est logique, le groupe en forme dégage une impression de jouvence et d’enthousiasme qu’on ne lui connaissait plus depuis… oh, le concert de Ummagumma. Animals, sur scène, exige que les Floyd s’arrachent les tripes : il importe assez peu de savoir si le propos les transporte chaque soir, ou si plus simplement quelque événement les pousse à se prendre au jeu. Je pense qu’ils pourraient bondir rien qu’en découvrant le regard avide des plus jeunes dans la foule : ceux-là n’ont pas connu les crises d’identité, les conflits d’égo et les problèmes tellement banals dont les Floyd ont si souvent pris prétexte pour bouder. Ces gamins de Francfort couvaient Roger Waters comme s’il était non pas un quelconque demi-dieu, mais celui qui dans la lumière d’un spot leur doit de ne pas l’amoindrir. Et Waters a bien dû en sentir une éclaboussure, qui hurlait si fort le second soir entre ses lignes, et semblait plus heureux, plus beau…

Intermède : Pigs On The Wing

C’est encore lui, le principal compositeur, le premier chanteur et le seul acteur, qui ajuste sa guitare sèche à son épaule avec un large sourire sur son visage sévère, pour une petite minute exactement dans la lumière, à chanter d’une voix d’intimité gagnée que si chacun reste sur ses positions, rien ne peut en sortir qu’un « zig-zag d’ennui et de peine ». Et je ne suis pas sûr que l’ovation que Waters recueille en s’éloignant dans l’ombre s’adresse uniquement au Héros, parce que même sans comprendre à la virgule, même si ce billet n’est valable en fait que pour une autre personne, Pigs On The Wing (part one) en exprime long sur la force d’un élan. L’affectivité de celui-là légitime à elle seule tout un concert.

Chiens

Dogs, c’est une toute différente histoire. D’abord, David Gilmour chante sa musique, et c’est un vrai bonheur de le voir là, extirper de ce corps pansu et barbu un tel rugissement, guitare et voix à l’unisson, avec en prime quelques gestes de passion, et même, même, des éclairs de gaité sur la face. Dogs est un morceaux important, en tout cas la pièce la plus ambitieuse des quatre esthètes depuis Echoes. Dogs est basiquement conçu comme un espace que les impressions du moment, en concert, peuvent et doivent librement modifier. Ainsi, la différence entre le premier et le second show était tellement radicale que Rick Wright en perdit le fil de ses interventions, ne sachant plus comment rallier la véritable furia des trois autres lors du deuxième. Dogs suivit alors une progression majestueuse, en une tonalité légèrement plus haute que sur le disque, le synthé sifflant dans l’air menaçant, quand tout à coup Gilmour décida sans prévenir de se propulser dans un solo aussi grandiose qu’incertain. Du coup basse et batterie ressaisies lui donnèrent la chasse tant et si bien que le Floyd se mua sous notre nez stupéfait en un combo assoiffé de plaisir, sans plus se préoccuper d’aucune contrainte d’aucune sorte pendant quelques instants de grâce. Il n’en émergèrent que pour les adjurations finales, bramées par Waters dans un désordre quasi-possédé. Les deux grues montaient alternativement, balayant de leurs canons à couleurs froides et chaudes les frêles silhouettes qui ressemblaient à de gros vers luisants. Magnifique. D’autant que les vétérans du Floyd ne sont pas virtuoses. Sans doute Mason décroche-t-il le premier prix, mais tous quatre sont techniquement surclassés par des kyrielles de jeunes instrumentistes. Ceux de Genesis par exemple. Il n’est pas sans intérêt de comparer les étapes. Genesis, son chanteur parti, n’a pu s’empêcher de plonger dans l’académisme creux et la redite racoleuse, avec un brio qui reste trop formel pour résister longtemps. Tandis que les Floyd, au bout de leur compétence, ont pris le pari de se lancer dans l’aventure. Avec beaucoup à perdre si les fans regrettent la période rose, et une perpétuelle incertitude quant à leur capacité à ne pas tout rater un jour sur deux. Ce morceaux, Dogs, nous les a crûment montrés sous deux jours opposés, et je crois bien qu’il n’y perdent, au fond, que leur angoisse de tarir.

Cela dit, il faut noter la prudente omniprésence tout au long des concerts de deux nouveaux acolytes, à ce point dans l’ombre qu’on ne les présente pas, et sans doute importants au même point. L’homme aux claviers derrière Rick Wright paraît surtout développer les sons déjà créés, manipulant trucages, cassettes et boutons derrière l’organiste, alors que le jeune guitariste, lui, tient un office nouveau à part presque entière. Son rôle ne s’arrête pas à assurer la rythmique à côté de Gilmour, puisqu’il prendra quelques très jolis chorus face aux phrases rauques et imprévisibles du héros qu’il libère.

Dogs s’achève dans un chaos heureux. Au fait l’ère psychédélique est bien morte, qui n’aurait certainement pas manqué de confondre chiens et loups, esclaves et fauves. Les amplis fument, les lampes s’irisent, les chiens aboient et l’Histoire passe.

Intermède 2. Pigs On The Wing

Waters et sa guitare pour une minute encore. Toujours ce grand sourire de vainqueur de la Transat après l’exploit. La six-cordes sonne comme un murmure aphrodisiaque. Et la vois qui affirme cette fois : « Vous savez que je m’inquiète pour vous, et je sais que vous me le rendez. » Mot de politicien, de démagogue, de requin épuisé? De chien aux abois? Waters jette son grand corps en arrière avant qu’on ait pus démêler s’il le transformait en billet doux. Le pire étant le doute, le meilleur son passage. Et cette guitare si pure dans le boucan, cette voix qui elle-même ne se plaît plus qu’à chanter son mensonge. Et clang, encore la fuite…

Porcs

Rick Wright entame une gamme à l’orgue, une gamme simple et enjouée. Elle va durer vingt bonnes minutes : c’est la marche des porcs. Guitares, basse et batterie se chargent de décrire leurs exactions : la rumeur lointaine de la terreur. « Porcs, trois différentes espèces », annonce Waters. Ça n’est pas la peine. Les manches juste empoignés, le cauchemar s’emballe. De tout ce que Pink Floyd a pu jouer, c’est Pïgs le plus réaliste. Je ne sais pas s’ils ont déjà voulu mettre l’horreur en son, je ne crois pas, mais il est arrivé que bien des gens ressentent ainsi leur musique quand ils la voulaient telle. Elle est si malléable. Mais là, avec ce Pigs, pulvérisée la frayeur Prisunic de Tubular Bells, cassés les effets clinquants de Phantom of Paradise, ce n’est pas drôle Pigs. Et pourtant, les Floyd sont bien là sur la scène, si physiquement proches de nous, si évidement semblable à nous. Alors, quelle est la source de ce malaise? Dans le cérémonial, ce cérémonial sans artifices, ce sacrifice sans victime. Et dans l’absence de show, plus prosaïquement. Jusqu’au cochon géant. Et encore, on s’y attend un peu. Ce réalisme banal, ce groupe idolâtré sans star, ces personnages sans personnalité de scène, ces maîtres de la planerie en t-shirts mouillés sous l’aisselle, cette banalité réelle, trop réelle : Pink Floyd est fiable, et son pouvoir tient plus encore de la confiance qu’on met en lui qu’en sa séduction. Et qu’en font-ils de ce pouvoir? Peut-être qu’ils le sucent du public pour l’énergie, peut-être qu’ils le sucent du public pour l’énergie, peut-être ils le recrachent, ou par dessein ou par dégoût. Voilà bien des questions pour une musique destinée à des tendres. Mais ça n’est pas de notre faute, les Floyd sont là, à torturer leur vieux matériel pour tapisser quelque chose de bien plus important qu’une ambiance. Pigs, d’une certaine manière, c’est aussi la perversion totale de Meddle, une mise à sac méticuleuse du patrimoine d’extase. Il ressort de ces concerts qu’un groupe n’a qu’une musique, mais au moins mille façons de la battre sans se copier ni se renier. Pigs devient cet inverse, ce Mister Hyde, ce siamois effrayant, et tant mieux, je vous jure que les cordes râlent comme au chaudron du diable. Les hommes du Floyd jouent se morceaux comme un acte naturel, infiniment plus spontané et plus intelligent qu’aucun pensum cosmique. Puis ils s’amusent, insistent et lâchent la bête : un cochon bien gigantesque, rosâtre et poussiéreux, qu’une tringle promène au-dessus de la salle, avec un rictus abominable et des yeux fluorescents très cruels, et qui rentre au bercail sous les vivats, tout en se dégonflant sagement pour ne pas démolir le château des haut-parleurs. Oh ce n’est qu’un gadget de plus, bien épais. Mais doublement révélateur : on se marre quand il part, mais on l’avait avant bien couvé du regard. Le spectacle n’est pas mort, Pink Floyd ne nous l’envoie pas dire. Un peu d’humour, c’est si rare. Le gros cochon devenu flasque, Pigs s’achève dans le soulagement des rires et la même gamme qu’à son début. Cris et applaudissements grimpent et se perdent comme des lucioles. Waters salue, le premier mot vers le public, ce public qui donne l’impression de ne pas avoir trop goûté la nouveauté.

Animals deviendra-t-il un classique floydien de la révolte ? Pink Floyd et révolte, quelle antinomie ! Peut-être le public conservateur ne voudra-t-il en garder que des lambeaux, qui visiblement recule devant l’étrange ménagerie.

J’aimerais que vous soyez là.

L’orgue de Wright en tapis somptueux, les premières notes d’introduction au synthé, le contrepoint bien clair à la guitare, un grand hourrah monte de la foule, qui revient peu après quand Gilmour égrène sur sa guitare les quatre tons de son tocsin : Shine On You, Crazy Diamond. Le disque entier va défiler dans le bon ordre, au contraire de Animals, qui suivait mieux sa progression sur scène que sur l’album. Avec les sons articulés, peaufinés, sublimés de Wish You Were Here, les spectateurs se plongent enfin délicieusement dans l’abandon d’une vaporeuse sécurité. Pourtant, ce concept sur le désenchantement, cette adresse à l’absent, ce disque au départ maladif se mue peu à peu en thérapie de groupe, pour s’épanouir en larges et miraculeuses sonorités, jusqu’à donner la plus parfaite œuvre du Floyd. Encore un retournement de situation, que de contorsions direz-vous. Mais écouter Waters prier, secouer puis lâcher le fantôme de Syd Barrett. « Viens ici, toi l’étranger, toi la légende, toi le martyr, allez viens. » Comme un type qui malmènerait le portrait d’un ami qu’on l’accuse d’avoir tué. Il faut voir comment Waters gueule ça, traînant le couplet brisant le refrain, les trois autres à ses côtés raclant tous les fonds d’énergie pour jouer à la façon brutale de Animals. Les gens n’ont pas tout de suite avalé la nouvelle cuvée ? Eh bien qu’ils dégustent l’ancienne, servie au même tonneau ! Et malgré la splendeur bleu nuit des diapos sur le grand rond, Crazy Diamond prend des couleurs violentes le second soir, et des accents de déchirure. Une découverte car la veille Wish You Were Here dans sa totalité fut copié sur l’album à la croche près, au point qu’on se croyait dans un drive-in. Toujours le second soir, Welcome To The Machine ralentit l’allure par rapport au vinyle : le ton de Gilmour redevient solennel à force d’appuyer sur les syllabes, tandis qu’au dessus de sa tête, du fin-fond de l’horizon, apparaît une sorte de monstre en acier, mutant sanguinaire qui s’effacera en tournoyant, après bien des métamorphoses. Comme quoi le Floyd ne renonce pas à ses mythologies, bruitages de Wright et distorsions de Gilmour à l’appui, le tout sourd et obsédant.

Retour à la sobriété, le Floyd enchaîne sur une version périlleuse de Have A Cigar : Waters ne chante pas comme Roy Harper sur le disque, royalement. Il s’évertue si méchamment à parodier la voix habile et suffisante de l’industrie qu’il en arrive à parodier son propre chant, ce qui donne au morceau une atmosphère, carrément fantastique. Tout se bloque d’ailleurs dans un gargouillis très symbolique, alors que les guitares, elles, s’éteignent exprès en toussotements radiophoniques : c’est Nick Mason, qui de son siège de batterie tripote quelque chose comme un poste à galène. Mason, le vrai truqueur du groupe, le moins compositeur au sens traditionnel, mais le plus efficient quand il s’agit de production. Son jeu a su mûrir plus qu’honnêtement et intelligemment, ce qui n’est pas fréquent, et s’insérer à part entière dans l’élaboration de la musique ce qui l’est encore moins. C’est amusant de l’observer ici, à la jonction de deux morceaux, manipulant le son des autres à l’aide de son minuscule transistor, le masque flegmatique inentamé. Sur sa droite, Gilmour s’énerve et commence à gratter les accords idylliques de Wish You Were Here. Mais son ampli grésille encore des parasites lancés par Mason. L’indicatif des informations, pour changer, et ça repart : le second guitariste prend le lead en charge, soulignant de jets clairs et courbés et coulés la mélopée hautaine de l’ex-beau David. Et c’est un grand instant d’émotion, ces trois minutes d’admonestation sur le mode de la ballade, presque un chant d’oraison : avec tout ce qu’on a connu, « année après année, qu’est-ce qu’on a trouvé ? Les mêmes vieilles peurs. J’aimerais que vous soyez-là ». Sans farfouiller dans les démêlés privés des quatre Floyd, on peut penser que la demande les concerne tous au premier chef, et nous ensuite, public passif et béat. Et la forme est trop belle, là, alors une fois de plus on y succombe plus qu’autre chose. Mais pas eux, Gilmour s’arrache les muqueuses comme il faisait sur Dogs, et Waters et lui échangent de complices regards, à nouveau amis. Les angoisses sont conjurées jusqu’au prochain échec. Parce que les Floyd se laissent aller à d’apoplectiques réactions d’enfants uniques découvrant le plaisir des conflits les plus éculés, lesquels prennent sans coup férir des allures de séisme. Je me demande ce que les bandes de jeunes loubards qui sont ici peuvent bien penser de tous ces gros problèmes de bourgeois cultivés. Peut-être qu’ils s’en foutent, que la musique leur convient comme elle va, ce spectacle à l’envers qui ne les méprisent pas. Car enfin, Pink Floyd, malgré ça, malgré ses grands hôtels, Pink Floyd n’exclut personne. Trop loche pour être vrai ? Vous verrez bien, quand la deuxième partie de Shine On You Crazy Diamond décollera sous vos yeux comme une arche, sans plus de prétention que celle de s’éclater, sans qu’il soit plus question de s’éventrer le crâne. Gilmour et Mason décuplent paisiblement le volume de leurs instruments, Waters pilonne sa basse et Wright conclut en vrillant une ultime gerbe de notes jusqu’à la plainte interminable de son synthétiseur.

Pognon

Deuxième salut. Mais la foule bien sûr gronde, alors bien sûr Pink Floyd lui envoie le dessert qu’elle réclame. L’écran déverse une colique de pièces, la basse de Waters ressasse le thème tant vénéré : Money. Le seul morceau que les Floyd interprèteront de la même façon les deux soirs : agressivement stéréotypé, tous les tics très marqués, tous les sillons approfondis jusqu’à plus rien. Un rabâchage aussi pesant que le strip-tease de la superbe fille, au ralenti dans le grand rond, avec ses seins, ses fesses et ses faux airs lubriques à la Sylvia Kristel : pognon, la fille, et les figures de vieux d’hospices en alternance, sous le regard goulu et stupide d’une foule qui en oublie le pris des places. Ultime pirouette, d’autant plus savoureuse que les Floyd jouent ça placidement, excepté le merveilleux chorus de Dick Parry au saxophone. Définitivement, tout y est.

Troisième salut. Et dernier, hilare. Vous voyez, pas une apothéose, bien mieux : un épilogue.

Francfort ne verra pas cette nuit le feu bouté au fondement de ses milles banques. A leur hôtel, les Floyd se mêlent à peine aux gens qui les entourent. Le matin, j’avais impudemment risqué de confier à David Gilmour que le concert de la veille m’avait paru raté. Je l’aime bien, et j’envie sa façon de caresser les cordes en bas pour rappeler l’écho de gorge du chant de langue, comme s’il ne voulait rien gâcher du mouvement diffus des sons de sa guitare. Eh bien, Gilmour a esquissé du bras un geste las, et des babines une moue indifférente : « Ah ?… Peut-être ».

Les rockers du concert auraient bien ri d’assister à la scène. Avec raison. Mais Gilmour aussi ricanait derrière sa barbe trempée de mousse brune : après tout, le rôle qu’on lui confère ne dépasse pas la scène. Il n’est pas obligé d’en rajouter. Ni personne d’en faire une montagne.

D’ailleurs, les animaux traînent leur misère depuis bien plus longtemps que nous la nôtre. Pink Floyd a simplement compris le rire d’Esope : c’est une fable, tout ça, rien qu’une chouette fable.

François Ducray



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Auteurs de la page : AnimalsFan (scans), H2O (transcription), manu (mise en page).

presse/la-nuit-en-rose.txt · Dernière modification : 27/06/2011 à 13:37 de 127.0.0.1

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